Danser pour devenir pieuses ; étude ethnographique du Zekr des femmes derviches qâdéries à Téhéran1
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K. Khosrovani
EPHE-GSRL-PSL
kamnoushkh@gmail.com -
Article original
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K. Khosrovani. Danser pour devenir pieuses ; étude ethnographique du Zekr des femmes derviches qâdéries à Téhéran. Antipodes, Annales de la Fondation Martine Aublet. 15 octobre 2021. https://doi.org/10.48728/antipodes.211003
RESUME / ABSTRACT
La cérémonie du zekr soufi et les formes de socialité qu’il engendre se situent souvent au cœur des problématiques qui l’opposent au clergé chiite en Iran et le modèle social de la vie religieuse promu par l’État Iranien depuis 1979. Dans ce contexte, si les études universitaires axées sur les aspects littéraires et philosophique de la pensée soufie (irfân eslmâmi - la gnose musulmane) abondent, moins d’études s’attachent à l’analyse des contextes sociaux dans lesquels les soufis contemporains d’Iran (de confession sunnite ou chiite) participent au zekr. Les femmes qui constituent une part importante de cette communauté sont d’autant plus absentes dans les descriptions ethnographiques et leur pratique est rarement saisie dans sa particularité. Cet article est l’occasion de décrire et d’analyser les données recueillies dans le cadre des premières enquêtes ethnographiques de ma recherche doctorale, et tâche de mettre en lumière les gestes comportementaux et relationnels des zekrs féminins à Téhéran comme des modalités constitutives de la construction de l’identité collective des derviches qâdéris au sein des spiritualités émergentes en Iran.
The modes of sociality generated by Sufi gatherings of zekr are often at the core of what opposes the Iranian Shiite clergy, and the social model of religious life promoted since 1979 by the Iranian state, to the practice of Sufi rituals. In this context, if an abundant corpus of academic studies provide discussions on the historical and philosophical aspects of Sufi doctrine (irfân eslami- muslim gnosis), very few explain the social context and the specifique emotional, relational and actional framework in which the contemporary Sufis of Iran (from both Shiite and Sunnite confession) embody their spiritual quest during weekly colletive zekr gatherings. The feminine participation and its singularities are even more neglected in these ethnographic descriptions. This article synthetizes an analytical approach of situations observed and recollected during my first PhD. fieldworks. It questions the ways by which the bodily actions of participants in a particular ritual modality – jahri zekr- form one of the main components in the construction of a collective sufi identity entailed by qadris women of Tehran, among a multitude of emergent spiritualities in modern Iran.
MOTS-CLEFS / KEYWORDS
TEXTE INTEGRAL
Introduction
Dans le sillage des approches pragmatiques et relationnelles du rituel [1-3] qui traitent les émotions rituelles comme des “qualités sensibles, cristallisant et exprimant des patterns relationnels” [3], je me propose d’analyser les différentes formes de fabrication et d’expression émotionnelle chez les femmes derviches2 de la tariqat (lignée, confrérie) Qaderi en Iran. Les qâdéris sont majoritairement présents parmi la population sunnite de la province du Kurdistan Iranien. Depuis une dizaine d'années un réseau considérable de derviches qâdéris chiite se forme également dans différentes villes de la province de Téhéran et dans d’autres grandes villes de l’Iran. Les derviches qâdéris poursuivent en parallèle des prières canoniques musulmanes, d’autres pratiques dévotionnelles individuelles et collectives et se soumettent intérieurement à une lignée de maîtres (Sheykh, au pluriel Shoyoukh) de la tariqat Qâdéris, une ancienne lignée remontant au Prophète Muhammad en passant par Abdel Qadir Guilâni (1077–1166, également transcrit Jilani), le maître fondateur et éponyme de la confrérie. Ils.elles se regroupent d’une manière hebdomadaire (une ou deux fois par semaine, principalement le lundi et le jeudi soir) pour tenir une cérémonie du zekr (également transcrit : dhikr, zikr). En règle générale, le zekr des hommes ne se déroule pas le même jour que celui des femmes, et souvent le lieu de pratique (tekiyeh) est distinct. Il peut arriver qu’un tekiyeh regroupe les derviches hommes et femmes en même temps. Dans ce cas, soit un rideau sépare les espaces dédiés à chaque groupe, soit les femmes sont tenues en hauteur sur un balcon intérieur qui leur permet de voir le zekr des hommes sans être vues elles-mêmes. Chez les qâdéris, ces réunions de prières collectives, hautement animées par les chants et les rythmes vivants des dafs (tambours sur cadre, instruments de prédilection des soufis kurdes), sont également le lieu privilégié d’expressions corporelles et émotionnelles des participant.es. En Iran, les qâdéris se démarquent surtout des autres lignées (Naqshbandi, Khâksâr, Ne’matollahi), par une qualité particulière de leur pratique rituelle, dite jahri (manifeste, exubérante, ostentatoire). Pour des théologiens musulmans, mais également aux yeux de la classe moyenne et éduquée des grandes villes iraniennes, cette qualité animée et expressive de la pratique dévotionnelle reflète une expression rurale et populaire de l’Islam, et on reproche souvent aux derviches qâdéris d’être “des gens de turbulence” (ahl-é ghilo ghâl ; littéralement gens de bruits et de paroles vides) ignorant.es de « l’essence profonde de la mystique irano-musulmane ».
Pratiquer un zekr jahri renvoie ainsi à une forme particulière de participation corporelle au zekr [12,14]. Dans un premier temps, il implique la récitation à voix haute des formules sacrées et des prières collectives pendant le zekr. En Iran, contrairement aux soufis naqshbandis qui pratiquent la forme khafi (occulte, silencieux)3 du zekr, les derviches qâdéris scandent les invocations et les prières d’une manière expressément audible et ostentatoire. La cérémonie du zekr des qâdéris est aussi hautement animée par les cris, les pleurs et les expressions émotionnelles des participant.es. Ces débordements émotionnels constituent une des caractéristiques principales d’un zekr jahri. La même qualité d’ostentation peut être relevée dans les formes vestimentaires des qataris notamment au Kurdistan. Les hommes qâdéris sont facilement reconnaissables par leurs cheveux longs qu’ils attachent sous un bonnet en toile. À Téhéran, cette coiffure est moins un signe distinctif chez les hommes, et elle est adoptée à la fois par des derviches et par de jeunes hommes provenant de milieux artistiques avec des inspirations mystiques, sans nécessairement appartenir à une lignée soufie. Du côté des femmes, si elles sont presque toujours vêtues en blanc au Kurdistan et se distinguent visiblement des autres femmes kurdes habillées majoritairement dans de longues robes colorées, elles ne portent pas de signes spécifiques à Téhéran, si ce n’est leur observation stricte des exigences de hijab ismalique en dehors du tekiyeh.
D’une manière encore plus spectaculaire, les prouesses fakiriques (tiqbâzî, littéralement, le jeu de lames) font partie de cette modalité jahri de participation à une cérémonie du zekr. Ces « spectacles d'embranchement, de manducation et d’ingurgitation de lames de rasoir, d'ampoules électriques ou de pierres, de manipulation et de succion de fer rouge, des décharges électriques prolongées, d’énucléation (partielle) des globes oculaires, etc. » [8], actuellement désuètes dans les zones urbaines du Kurdistan iranien, constituent encore les principales images qui reflètent les pratiques rituelles des qâderis chez les Iraniens.
Et enfin, la forme la plus controversée de cette participation jahri constitue la partie finale de la cérémonie où les qâdéris se lèvent pour accompagner les rythmes répétitifs des dafs avec des mouvements codifiés et synchroniques. Cette séquence, appelée le zekr-debout (zekr-é qiâm), regroupe les participants dans un cercle, où les corps suivent dans un tempo ascendant les rythmes de musique et de chants collectifs. Cet engagement corporel, assimilable à de la danse, soulève principalement les questions autour du caractère paradoxal des formes comportementales prescrites par les qâdéris. D’un côté la quête spirituelle et intérieure (bâténi) des mystiques musulmans, dont les qâdéris se réclament, est associée intrinsèquement à la vertu islamique de haya (pudeur) et pardé-dâri (tenir le rideau), gestes et comportements qui expriment un certaine degré de pudeur, de retenue et de réserve envers les entités sacrées. Le maintien de ces qualités comportementales et gestuelles est d’autant plus important que le cheminement des derviches consiste en la remémoration constante de ce dispositif relationnel4 . Si les étapes du chemin intérieur (solûk-é bâténi) impliquent des expériences extatiques, les derviches sont fortement encouragé.es à mettre en pratique la vertu de hayâ et de ne pas dévoiler leur états (ahvâlât) intérieurs. D’un autre côté, chez les qâdéris, la manifestation volontaire et exubérante des expériences mystiques (tawajod, littéralement montrer le wajd, le ravissement mystique) est recommandée comme une technique favorisant l’avènement de ces expériences. Ainsi la forme jahri de pratique rituelle constitue une négociation constante entre deux dispositifs comportementaux différents - l'exubérance et la réserve- et se trouve au cœur du processus identitaire des qâdéris, ce qui les démarque des autres groupes soufis d’Iran.
Matériel et méthodes
Pendant mon terrain de master en ethnomusicologie et anthropologie de la danse5 au Kurdistan iranien où les derviches qâdéris sont particulièrement présents, j’ai noté que cette qualité exubérante de participation est notamment remarquable dans les groupes exclusivement féminins. Ces formes expressives favoriseraient l’acquisition de la ferveur (shûr) caractéristique de la quête spirituelle soufie. J’ai constaté également que ces réseaux féminins kurdes, dépourvus des formes traditionnelles d’autorité (ijazeh- autorisation écrite d’un maître reconnu de la lignée), mettent en œuvre d’autres mécanismes de légitimation, axés principalement sur le récit des souffrances personnelles de la maîtresse du groupe. L’analyse des données ethnographiques de cette recherche laisse supposer une singulière modalité de relations, non seulement entre différents agents rituels, mais également entre les comportements performatifs des participants et leurs dispositions émotionnelles. Dans cette structure, la répétition des comportements performatifs est tenue comme garante de l’avènement des états intérieurs (ahvâlat, pluriel de hâl: état). Ainsi l’exécution répétitive d’un enchaînement de mouvements entraînerait la participante de zekr à manifester les expressions émotionnelles convenables à cette pratique (un amour débordant envers Dieu par exemple). Cette étude a principalement démontré qu’une modalité complexe de pratique est mobilisée par ces femmes afin de légitimer leur identité collective en tant que derviches appartenant à la lignée qâdérie dans un cadre communautaire et social où elles sont largement contestées.
Mon projet doctoral interroge d’une manière plus approfondie les formes et dispositifs des pratiques féminines qâdéries en Iran, notamment à Téhéran. Il s’amorce par une enquête ethnographique sur des articulations entre les pratiques corporelles féminines et les notions de voilement et de dévoilement dans le contexte socio-historique de la capitale de la République Islamique d’Iran. Ce projet s’engage à développer une étude ethnographique du régime de comportements, d’attitudes et de relations, en oeuvre pendant la partie dansée du zekr(zekr-é qiâm) des femmes à Téhéran, où ces “nouvelles” formes de spiritualité restent assez récentes et encore peu usuelles, et à les mettre en perspective avec les rituels observés au Kurdistan iranien, où ils sont plus répandus.
Description du zekr-é qiâm
Après avoir écouté, une à deux heures durant, des chants et des discours (formules sacrées, récits coraniques, récits de vie des saint(e)s, discours didactiques sur une question éthique, etc.) et après avoir récité collectivement des formules à voix haute au rythme des dafs, les participantes du zekr, tous âges confondus, se lèvent par le signal musical des daf-zan (joueurs de daf) pour former ce qu’ils appellent l’anneau du zekr (halqé-ié zekr). La maîtresse de la cérémonie est la khalifeh, la suppléante du sheykh. Elle reprend continuellement, microphone à la main, la formule ‘Hai-Allah (Allah le Vivant) pendant le temps que toute l’assemblée se lève et se place dans un cercle plus ou moins fermé. Il se peut que quelques personnes n’entrent pas dans le cercle, mais presque tout le monde suit corporellement les battements de la musique par de légères oscillations du haut du corps. Les personnes qui restent en dehors du cercle gardent les yeux fermés ou entrouverts et semblent se concentrer sur le chant qu’elles entonnent doucement. Ceux qui sont dans le cercle, engagent plus amplement leur corps, font des pas latéraux vers la droite, les bras relâchés, les mains tenant fermement celles des voisines.
Si, au début du zekr-é qiâm, la cage thoracique opère un mouvement oscillatoire en avant et en arrière avec une légère suspension en arrière, cette oscillation prend progressivement de l’ampleur et entraîne toute la colonne vertébrale jusqu’à la tête dans des balayements de plus en plus fervents. Durant ces moments de performance intense, nombreuses sont les pratiquantes qui gardent les yeux fermés, les autres adoptent un regard expressément périphérique qui ne s’accroche à aucun point de l’espace. Sur leurs visages de fortes expressions marquent une tension interne. Elles semblent être débordées par des états internes, comme si elles se retenaient pour ne pas pleurer ou crier malgré le fait qu’elles soient fortement émues. Il peut arriver que quelques-unes ne parviennent pas à se retenir et poussent des cris très fort. C’est généralement des exclamations monosyllabiques telles que : Hû ou (A)llah, qu’elles poussent en expirant sur le temps fort du battement des dafs. Les musiquantes chantent sur les rythmes saccadés et répétitifs de dafs, des airs relatant l’amour et la majesté divine, induisant des sentiments de désir (rédjâ), et révérence et frayeur (khôf) chez les membres de l’assemblée. Quand l’anneau du zekr (halqé-ié zekr) gagne son effervescence optimale, les participantes balancent le torse en avant de sorte que tous leurs cheveux leur couvrent le visage. Dans la remontée, un mouvement de la tête replace les cheveux et entraîne le poids du corps en arrière. Il est intéressant de noter que cet enchaînement d’actions exige un tonus musculaire très élevé et même si le mouvement de la tête et des cheveux suggère la légèreté d’un flux libre et une facilité du geste accompli, l’expérience corporelle se construit dans un flux lié et tendu qui mobilise toute la musculature dorsale des participantes.
Cette séquence finale peut durer entre une demi-heure et une heure selon les zekr, et la gestion du poids du corps est un élément important dans la structure oscillatoire. Une observation à partir de l’expérience vécue confirme que, même s’il arrive que les participantes fassent de légers sautillements à la fin du zekr, la posture principale qu’elles adoptent est structurée dans un enracinement du poids du corps qui bondit légèrement avec les fléchissements plus ou moins grands des genoux. Cet enracinement, qui s’accroît au cours de la cérémonie, obtient sa fonction critique aux moments les plus spectaculaires du rituel, décrits comme le wajd (ravissement) ou le jazbé (attraction) ou encore ahvâlât (pl. hâl, état). Pendant ces instants, bien que le haut du corps oscille en différentes directions, on peut noter qu’il s’agit rarement de perte d’équilibre, d’évanouissement ou d’étourdissement. Ainsi le corps des derviches est traversé par un flux libre de mouvements accentué par une retenue (enracinement dans le sol) qui le cadre.
Suite à cette description de la partie finale et paroxystique du rituel, nous pouvons repérer qu’il n’est pas tant question de garder un tonus musculaire élevé pendant le zekr-debout, mais que l’expérience corporelle des participantes se construit autour de deux moments distincts. Le premier étant un désaxement en avant qui entraîne tout le poids du haut du corps dans un flux libre vers le sol (la chute) et le deuxième est la récupération de ce désaxement dans une montée maîtrisée des différentes parties du corps (le rebond). Notons que cette alternance demande un fort engagement corporel qui est constamment mis en branle par les deux phases du mouvement. Cette négociation constante est rendue presque impérative pour les participants qui s’entassent dans l’anneau du zekr. Dans cet espace, le contact serré des autres corps, pris dans les mêmes enchaînements du mouvement, maintient la logique rythmique de la séquence en tension potentielle ou active, où la chute prépare le rebond et vice versa.
Il est important de souligner que pour les participantes du zekr cette fine négociation de tension musculaire et émotionnelle traduit l’engagement corporel au rituel et a fortiori une persévérance dans la quête spirituelle. Cette relation particulière entre les modalités de mobilisation corporelle et de génération des émotions, repérable dans les groupes traditionnels de pratiques qâdéries au Kurdistan, se manifeste d’une manière encore plus accrue dans le cadre des groupes féminins émergents. Au Kurdistan, pour les membres de nouveaux groupes de zekr (membre d’un tekiyeh) exclusivement féminins, la négociation active entre les différents degrés de tonus musculaire et les qualités d’expressions émotionnelles est révélatrice de leur engagement participatif au rituel. Il est fréquent que la khalifé ou les aînées du tekiyeh interviennent pour rectifier un manque de fermeté dans un enchaînement. Dans les mouvements codifiés associés à la formule « la-ilaha-illa-Allah » par exemple, la récitation répétitive de la formule est souvent coupée à plusieurs reprises par des injonctions telles que « Plus ferme encore », « Faites comme si, à chaque coup de tête, vous gravez le mot Allah dans votre cœur » ou encore « Faites comme si le Prophète lui-même était devant vous ». Ce constat montre à quel point le mouvement corporel est contraint dans ce rituel à la fois par ses propriétés motrices, mais aussi par la recherche fine d’une qualité particulière d’exécution inscrite dans un dispositif relationnel avec les instances sacrées. Cette compréhension de l’action nous aide à dépasser le couple dichotomique d’exubérance/réserve dans ce contexte et à saisir le rôle fondamental que joue ce remaniement du tonus musculaire et émotionnel dans ce réseau d’actions rituelles.
Résultats
Mes premiers contacts à Téhéran avec un groupe de derviches, qui constitue une communauté discrète mais assez importante en nombre de participants (entre 300 et 500 personnes pour la branche kasnazani de la tariqa (confrérie) qâdérie à Téhéran intra-muros) remonte à 2014 quand je menais une enquête chez les derviches qâdéris de Sanandaj, au Kurdistan iranien. Pendant la première période de terrain de l’année 2016-2017, ces contacts m’ont permis de me rendre aux appartements où les derviches se réunissent toutes les semaines. J’ai pu participer aux zekrs hebdomadaires6, d’abord dans l’appartement d’un certain Dr. A., khalifeh principal de la branche Kasnazani à Téhéran, et après dans les appartements des autres membres, où les zekrs exclusivement féminins ont lieu presque tous les jours. Ces fréquentations assidues m’ont permis également de noter diverses formes comportementales et de codes de bienséance (adab) recommandés, voire exigés dans cet espace. J’ai suivi également des cours collectifs du tambour rituel des qâderis, le daf, où un membre du groupe enseigne, à une dizaine de femmes, en amont d’une séance de zekr et dans une salle privée de l’appartement, les techniques de base de la pratique de cet instrument dans l’objectif de rejoindre les autres musicantes et d’animer d’autres anneaux de zekr. L’apprentissage du texte des chants récités pendant le rituel fait partie de ces cours collectifs. On y exerce principalement la mémorisation des poèmes (en persan et en kurde) ainsi que la technique du chant avec des exercices sur le maintien de la hauteur de la voix pendant le rituel, afin de se faire entendre parmi les dafs. J’ai pu également profiter de l’aide d’un collègue qui a assisté plusieurs fois à des réunions d’hommes. Ce qu’il a constaté m’a aidée à circonscrire les traits de particularité de la pratique féminine et à affiner mon regard en tant qu’observatrice-participante parmi les femmes.
À mon retour en Iran le 11 juin 2017 et suite aux nouvelles restrictions étatiques, j’ai appris que les femmes ne se réunissaient plus que dans leurs appartements privés. Paradoxalement, ces restrictions facilitent et favorisent la pratique rituelle des femmes, qui peuvent se réunir en petits comités de trois personnes habitant plus ou moins dans le même quartier de la ville, alors que les hommes, majoritairement au travail pendant la journée, n'ont quasiment plus d’espace de pratique. Je me suis également déplacée avec certaines femmes derviches lors de leurs visites familiales dans d’autres régions d’Iran. Une occasion inhabituelle pour observer leurs pratiques en dehors de l’espace du rituel et de m’entretenir avec la famille et les proches de ces femmes qui ne partagent majoritairement pas leur conviction spirituelle.
Conclusions
Cette étude ethnographique pose les contours préliminaires de ma recherche doctorale autour des pratiques dévotionnelles dansées des femmes derviches en Iran. Dans ce contexte, la séquence finale du zekr engage fortement le corps des participantes, mobilisant leurs ressources motrices et émotionnelles, et présente un espace condensé de pratiques et de discours sur les enjeux identitaires des qâdéris d’Iran. Non seulement ces derviches se différencient des autres musulmans (non soufis) par une forme particulière de sociabilité (le zekr), mais ils se définissent au sein de la communauté soufis d’Iran, vis-à-vis d’autres confréries : Naqshbandi, Gonâbâdi, Nematollahi, par une forme de participation volontairement ostentatoire, dite jahri. Chez les groupes exclusivement féminins et réunissant des derviches de la capitale iranienne, cette qualité de participation est mobilisée et mise en avant dans les négociations identitaires vis-à-vis des groupes plus traditionnels.
Dans ce contexte, l’articulation entre la volonté d’acquisition des états intérieurs dans un projet de cheminement spirituelle musulmane (seir-o solûk dar avâlem bâten : cheminement dans les mondes intérieurs) et l’importance que prend la performance corporelle des chemineurs (sâlék), offrent un cas d’étude du rapport entre la danse et la pratique dévotionnelle des femmes dans les sociétés musulmanes contemporaines, d’une manière plus large.
Ce cas d’étude qui tâche de décrire « la morphologie actionnelle » [4] d’une forme sociale de religiosité et de piété féminine en Iran post-révolutionnaire permettra de dépasser les conclusions hâtives tellement présentes dans les recherches sur les pratiques dites mystiques dans l’islam contemporain et qui les créditent de « spiritualité moindre voire résiduelle, à la popularité en baisse, de ruralisme et d'archaïsme, d'inefficacité sociale » (en termes de production de normes) [5]. En considérant l’articulation qu’offre le cas des groupes soufis émergents en Iran, entre la quête spirituelle, la pratique dévotionnelle et la performance corporelle, nous dépassons également les dichotomies habituelles admises dans les recherches académiques entre le pragmatisme de la pratique corporelle et la transcendance de l’expérience spirituelle. Nous restituons la performance dansée du rituel non pas comme l’incarnation d’une culture préétablie mais comme un acte de création culturelle où le corps, notamment féminin, participe activement au renouvellement de l’expérience collective, réactualisant à chaque fois un réseau de relations entre différents agents rituels et participant à la construction des sujets pieux en dehors des sentiers battus de l’Islam canonique, des derviches, des sâléks (chemineuses) que les femmes des tekiyeh qâdris d’Iran aspirent à devenir [6-14].
Notes
- Dans le cadre d’un projet de thèse doctorale à l’École Pratique des Hautes Études et au Groupe Sociétés, Religions et Laïcité du CNRS, j’ai effectué entre 2017 et 2018 deux séjours de recherche en Iran, entre la région du Kurdistan et la ville de Téhéran. Dans cet article je tâche de rendre compte de l’évolution de mon projet de thèse à travers ces deux périodes.
- Les qâdéris se disent derviches et non pas soufis, terme réservé aux adeptes de la lignée naqshbandia. Dans cet article, nous employons le terme soufi uniquement comme un nom générique désignant toutes lignées (silsila) musulmanes d’inspiration mystique en Iran.
- Actuellement certains groupes naqshbandis du Kurdistan intègrent des récitations à voix haute accentuées par les mouvements synchroniques des corps qui accompagnent le rythme des dafs.
- Ainsi, ces femmes comprennent la pratique du hijab non pas comme une contrainte à respecter mais comme la condition même de leur formation de soufies.
- Mémoire soutenu en 2016, sous la direction de Michael Houseman, intitulé “Danser le zekr pour être plus pieuse, l’étude du rituel des femmes qâdéris de Sanandaj”, EMAD, Université Paris Ouest.
- Une séance de prière collective et d’invocation des noms d’Allah, le cercle du zikr constitue, par diverses formes discursives et musicales, le lieu d’expression corporelle de différents états spirituels des participants. Dans ce rituel, la partie dansée représente un moment à la fois plus attirant et plus problématique.
Remerciements
Cette recherche a fait l’objet d’une aide financière par la Fondation Martine Aublet (Paris, France).
Références
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