Que fume-t-on ?
Enquête ethnobotanique sur les habitudes tabacologiques à Abomey (Bénin) : entre tradition et modernité
-
Virginie TOURREIL (1),
(1) Archéo-anthropologue, UMR 9022 Héritages : Culture/s, Patrimoine/s, Création/s, Université de Cergy Pontoise, virginie.tourreil@laposte.net -
Article original
-
Virginie TOURREIL (1),. Que fume-t-on ? Enquête ethnobotanique sur les habitudes tabacologiques à Abomey (Bénin) : entre tradition et modernité. Antipodes, Annales de la Fondation Martine Aublet. 16 février 2023. https://doi.org/10.48728/antipodes.220120
RESUME /ABSTRACT
Cette étude s’intéresse à une plante connue sous le nom de Gbokè. Cette plante d’origine Yoruba a longtemps été consommée par la population aboméenne avant l’arrivée du tabac importé. Aujourd’hui, seul les « anciens » consomment cette plante de diverses manières (soigner, stimuler, relaxer, etc.). La population plus jeune préfère le tabac vendu directement en cigarette. Les traditions tabacologiques commencent à s’étioler.
This study aims to focus on a plant known as Gbokè. This plant of Yoruba origin has long been consumed by the Abomean population before the arrival of imported tobacco. Today only the "old" consume this plant in various ways (treat, encourage, relax, ...). The younger population prefers tobacco sold directly in cigarettes. Tobacco traditions are beginning to wither away.
Introduction
Le tabac arriva en Afrique sub-saharienne à la fin du XVIe siècle. Cette marchandise de traite débarque sur la côte Atlantique puis parcourt les différentes routes commerciales qui relient le Maroc à la boucle du Niger. Au départ, ce « nouveau » produit est réservé à une classe sociale particulière. Il faut attendre le XVIIe siècle, pour voir le tabac revêtir un autre aspect ; désormais, il est associé au prestige et au pouvoir [1]. Rapidement, fumer devient l’apanage des rois du Dahomey. Les pipes et porte-pipes sont devenus des cadeaux diplomatiques d’exceptions ; le roi Adandozan (règne entre 1797 et 1818) offrit ainsi en cadeau diplomatique au Prince régent Dom João Carlos de Bragança une chaise, un drapeau représentant ses exploits militaires et une grande pipe [2].
Bien que ce produit soit au départ réservé aux classes supérieures, la culture se fait à l’échelle locale, mais il est également importé. Lorsque le Dahomey devient une colonie française, la culture de tabac est tentée sur place pour être exporté dans la région du Borgou et de Parakou [3].
Les sources archéologiques témoignent qu’entre 1650 et 1727, la région de Ouidah et plus précisément à proximité du palais royal, la consommation de tabac était très intense.
Au XVIIIe siècle, le tabac et les pipes sont les marchandises les plus importées d’Europe, comme en témoigne, entre autres, la grande quantité de pipes issues de contextes archéologiques [1]. Signalons également que cette marchandise intègre les cérémonies religieuses et royales puisque les pipes servent dans ce contexte à montrer la puissance du souverain [4]. Le tabac intègre également la sphère religieuse comme élément rituel ; de nombreuses divinités sont représentées avec une pipe à la bouche ou alors une cigarette dans une encoche spécifique au niveau de la bouche pour stimuler la divinité (Fig.1 a. et b.).
À la fin du XVIIIe-début du XIXe siècle, la pratique de fumer se répand au sein de la population, toutes classes sociales confondues et de sexes. Au sein des palais royaux d’Abomey des fragments de pipes (foyer et tuyère) sont fréquemment mis au jour [5]. L’archéologue Paul Ozanne précise que l’arrivée du tabac en Afrique de l’Ouest est due à la présence des Portugais sur la côte Guinéenne qui fournissaient à la population locale du tabac comme substitut stimulant à la kola [6]. Le tabac est alors consommé de diverses manières ; il pouvait être mâché ou fumé au travers de pipes fabriquées localement. La Traite permit aux populations locales d’acheter des pipes européennes en argile blanche en échange d’esclaves : par exemple, en 1770, un cargo danois contenant dans ses cales 30 pipes à tabac longues et 90 pipes en échange d’esclaves [7].
Fumer est une pratique ancestrale qui perdure encore, mais que fume-t-on exactement de nos jours sur le plateau d’Abomey ? Cette courte étude combine une enquête de terrain dans les zones où sont cultivées les plantes fumées, mais également une enquête auprès des vendeurs de tabac.
Présentation du Gbokè, le tabac traditionnel
Avant l’importation du tabac européen, les populations locales fumaient du Gbokè en fon, Tábà ou Tàbà èsu en yoruba (nom botanique : Solanaceae Nicotiana tabacum). Dans la région d’Abomey, le Gbokè est une plante de 30 à 35 cm de haut. Elle pousse dans l’arrondissement de Vidolè, dans le quartier Dossè (près de la maison de Nansossoé). Les feuilles sont ovales, longues et pointues d’une longueur d’environ 25 cm, couleur vert pâle, accompagnées de fleurs rosées (Fig.2 a., b. et c.).
Cette plante est revendue sur le marché local, notamment celui de Houndjolo à Abomey. Les feuilles séchées sont conservées dans plusieurs sacs soigneusement refermés pour en conserver le goût. Les vendeurs de ce marché sont majoritairement d’origine Yoruba ; bien que la plante pousse à Abomey, elle est majoritairement importée depuis le Nigeria et n’est quasiment plus cultivée sur le plateau.
En parallèle du gbokè, on trouve également du gbagui (Fig. 3). Ce tabac est vendu à Abomey, mais est exclusivement cultivé au Nigeria dans la région de Badagry.
Les modes de préparation et de consommation
La préparation classique consiste à laisser sécher les feuilles plusieurs jours au soleil avant de les moudre ou de les piler. Une variation existe pour intensifier leur goût ; les feuilles peuvent être est plongées 72h dans une jarre d’eau avant d’être séchées au soleil et consommées (Fig. 4).
Le gbokè peut également se présenter de couleur noire, il est alors appelé yovozo. La plante a subit une préparation spécifique : les feuilles sont recouvertes d’une importante couche de miel et superposées afin de sécher plusieurs jours au soleil. Le gbokè noir est réputé doux en raison de la présence de miel, mais possède un arôme fort et puissant lorsque l’on ajoute de la potasse (Fig.5). Le gbagui peut être préparé de la même façon, mais en plus du miel, une adjonction de sucre est effectuée.
Pour ce qui est des modes d’absorption, plusieurs possibilités s’offrent aux consommateurs : la consommation la plus classique consiste à fumer les feuilles de gbokè qui ont été séchées et broyées. Il est possible que les feuilles aient été moules. Dans ce cas, on y ajoute un peu de potasse et du piment pour chiquer. Cette plante peut être utilisée comme un excitant et provoquer un regain d’énergie chez le consommateur ; dans ce cas, on y ajoute de la potasse métallique.
Le gbokè, une plante médicinale ?
Cette plante peut également être employée à des fins médicinales ; les feuilles sont, par exemple, utilisées pour soigner une carie dentaire. Elles sont pilées et préparées pour être inhalées. La posologie est de 5 secondes d’inhalation trois fois par jour [8].
Il peut également être utilisé pour stimuler les personnes, mais à haute dose, il peut provoquer de la démence. Les herboristes recommandent de piler les feuilles et de les consommer en tisane [9].
En milieu gynécologique, elle est utilisée pour traiter les myomes (tumeur bénigne présente au niveau du corps de l’utérus). Les feuilles sont macérées et administrées par voie orale [810].
Conclusion
Le gbokè et le gbagui sont des plantes traditionnelles béninoises et nigérianes. Bien que leurs consommations perdurent au sein de la population âgée, le tabac importé, généralement vendu sous forme de cigarettes, supplante leurs consommations au sein même des cérémonies religieuses traditionnelles. En revanche, au sein de la sphère médico-traditionnelle, cette plante est fréquemment utilisée sous forme de décoction, inhalation ou en poudre.
Actuellement, il est difficile de se procurer ces plantes en dehors de marchés spécifiques (notamment Yoruba) que seul les consommateurs réguliers connaissent ou les tradi-praticiens utilisant leurs propriétés dans leurs médicaments.
Leur connaissance est importante pour l’interprétation moléculaire ou botanique de résidus végétaux carbonisés encore présents dans les tuyères ou fourreaux de pipes en contexte anthropologique et/ou archéologique, notamment dans l’enceinte des palais royaux d’Abomey.
Bibliographie
[1] Zaugg R. Le crachoir chinois du roi. Marchandises globales, culture de cour et vodun dans les royaumes de Hueda et du Dahomey (XVII°-XIX° siècle). Annales. Histoire, Sciences Sociales, Éditions de l'EHESS 2018;1 : 119-159.
[2] Arayjo A.L. Dahomey, Portugal and Bahia: King Adandozan and the Atlantic Slave. Trade, Slavery & Abolition: A Journal of Slave and Post-Slave Studies 2012;33(1):1-19.
[3] Fourn M. La culture du Tabac au Dahomey. Revue de Botanique Appliquée et d’Agriculture Coloniale 1927 ; 70(7) : 377-380.
[4] Monroe J.C. Cities, slavery and rural ambivalence in precolonial Dahomey. The archaeology of slavery. A comparative approach to captivity and coercion. Center for archeological investigations. Occasional paper n°41. Illinois : Southern Illinois University, 2015, pp. 192-214.
[5] Tourreil V. Anthropologie rituelle autour de la maladie et de la mort en territoire vaudou (Plateau d’Abomey, Bénin). Thèse de doctorat, spécialité sociologie, anthropologie, démographie, UVSQ - Paris Saclay, 2019.
[6] Philips J.E. African smoking and pipes. The journal of African History 1983 ; 24(3) : 303-319.
[7] Handler J. Aspects of the Atlantic Slave Trade: Smoking Pipes, Tobacco, and the Middle passage. African Diaspora Archaeology Newsletter 2008 ; 11(5) : 1-12.
[8] Djakpa Emeline Ingrid, Ethnobotanique des plantes à usages buccodentaires dans les communes de Dassa-Zoume et de Save. Rapport de formation, Université d’Abomey-Calavi, 2015.
[9] Fátumbi Verger P. Ewé. Le verbe et le pouvoir des plantes chez les Yorùbá (Nigeria - Bénin). Paris : Maisonneuve & Larose, 1997.
[10] Houenon V. Adjatin A., Tossou Gbèkponhami M., Yedomonhan H. Dansi A. Gbénou J., Akodinou A. Etude ethnobotanique des plantes utilisées dans le traitement de la stérilité féminine dans les département de l’Ouémé et du plateau au sud Bénin. International Journal of Biological and Chemical Sciences 2017 ; 11(4) : 1951-1971.