L’alliance et l’imaginaire du pouvoir au sein des royautés konyak (Inde)

Alliance and the imaginary of power within konyak kingships (India)

RESUME / ABSTRACT

Le gouvernement royal des domaines supra-locaux du bas pays konyak dénote avec celui des organisations villageoises acéphales du haut pays konyak. Pourtant, l’étude comparée de plusieurs récits mythiques présentée dans cet article permet de mettre en lumière un imaginaire partagé du pouvoir politico-rituel au sein de cette aire de transformation régionale. En évoquant la captation de potentialités exogènes par le biais archétypal de l’alliance matrimoniale, ces récits font tout particulièrement échos au cadre conceptuel du roi-étranger développé par Sahlins.

The royal government of the supra-local domains of the Konyak lowlands stands in contrast to the acephalous village organizations of the Konyak highlands. However, the comparative study of several mythical narratives presented in this article sheds light on a shared imaginary of political-ritual power within this area of regional transformation. By evoking the capture of exogenous potentialities through the archetypal means of the matrimonial alliance, these narratives particularly echo the conceptual framework of the stranger-king developed by Sahlins.

MOTS-CLEFS / KEYWORDS

TEXTE INTEGRAL

Introduction

Cette note vise à exposer certains axes qui se dégagent d’une recherche de terrain amorcée dans le district de Mon, au Nagaland, un état indien frontalier de la Birmanie où vivent les populations qui se désignent sous l’ethnonyme Konyak. Ces derniers appartiennent à l’ensemble plus large des Nagas, locuteurs tibéto-birmans établis dans les hautes terres de la région transfrontalière indo-birmane.

Le district administratif de Mon est historiquement constitué d’un ensemble de formations politiques aux morphologies variées.  Les ethnographes et administrateurs de l’ère coloniale britannique furent les premiers à identifier une bipartition des modes de gouvernement politique au sein des villages konyaks [1,2]. Ceux qu’ils qualifièrent de « démocratiques » (thenkoh) étaient sous l’autorité de figures nominales de chef sans capacité de coercition, tandis que les villages qu’ils qualifièrent d’ « autocratiques » (thendhu) se distinguaient de par l’autorité exercée par des personnages royaux (angh)1 sur un ensemble de villages tributaires. Or, ces domaines demeurent très peu documentés de par leur exclusion historique du contrôle de l’administration coloniale, puis du conflit indo-naga qui a maintenu cette région à l’écart de l’attention des chercheurs pendant près d’un demi-siècle après l’Indépendance. 

À partir d’un examen des sources historiographiques et ethnographiques disponibles, Bouchery [3,4] a invalidé la pertinence de l’application du modèle classique de l’oscillation gumsa-gumlao de Leach aux populations nagas, du fait de l’existence généralisée de chefferies héréditaires reposant sur un « principe de préséance des lignées fondatrices », principe qui accorde au descendant du fondateur du territoire des capacités d’action rituelles bénéfiques à l’ensemble de la communauté villageoise [5]. Il a par ailleurs mis en lumière l’existence d’un modèle alternatif de chefferie parmi les groupes nagas septentrionaux (Konyak, Wancho, Nocte, Tangsa) au sein desquels les groupes de descendance sont statutairement hiérarchisés et où un chef suprême règne sur un ensemble domanial composé de plusieurs villages tributaires, ce processus de hiérarchisation étant intrinsèquement corrélé aux relations historiques d’alliances commerciale et militaire avec les élites du royaume taï-Ahom qui dominèrent la vallée du Brahmapoutre entre le 13ème et le 18ème siècle.

Dans la continuité des travaux prolongeant et actualisant les analyses élaborées par Leach, [6,7], ma recherche vise à documenter sur un plan ethnographique la typologie vernaculaire des différentes formations politiques konyak précoloniales et à saisir leurs logiques transformationnelles, et ce à partir d’une comparaison des organisations sociales et des institutions villageoises de deux régions distinctes du district de Mon : les domaines royaux supra-locaux du bas pays Konyak ainsi que les villages autonomes du haut pays Konyak.

Dans le cadre de cet écrit, je présenterai des éléments issus de mes investigations qui permettent de mettre en lumière certaines logiques au fondement de l’imaginaire de la royauté transversales à l’aire konyak2 Pour cela, je m’appuierai sur des récits mythiques relevés au cours de mon enquête qui font tout particulièrement écho au cadre conceptuel du roi-étranger développé par Sahlins [8] selon lequel la forme élémentaire de la vie politique repose en premier lieu sur la capacité à capter et à distribuer des pouvoirs d’origine exogène par le biais archétypal de l’alliance matrimoniale.

Matériel et méthode

J’ai consacré une première partie de mon enquête de terrain à visiter de manière extensive plusieurs localités konyak avec l’idée de fonder au niveau ethnographique un modèle comparatiste dépassant la simple bipartition des systèmes politiques établie par l’historiographie coloniale.

À partir de ces observations, j’ai pu définir un continuum des formes d’organisations villageoises dont le pôle le plus hiérarchisé est illustré par les neuf domaines de la région Lower Konyak, chacun étant sous l’autorité d’un roi dit pongggan gangi3. Ces derniers sont établis au sein de villages royaux ponggan gangrhak ching (Chi, Mon, Sheanghah Chingnyu, Longwa, Tang, Sang, Zangkham et Longzang) eux-mêmes à la tête de réseaux de villages satellites. Avant la christianisation, opérée au cours des années 1960-1970, les ancêtres de ces souverains furent intronisés au cours de dispendieuses cérémonies d’intronisation et de couronnement dites ponggan dont ils tirent aujourd’hui encore leur prestige.

Les lignées royales dont la généalogie ne compte pas d’ancêtre ayant accompli ces rites sont implantées à la tête d’autres types de villages royaux qualifiés gangrhak ching. Celles-ci sont considérées comme authentiques au même titre que les ponggan gang, mais leur autorité n’excède pas les limites de leur village et elles disposent d’un moindre rayonnement régional. Dans les deux cas, le statut royal se transmet aux enfants de rois et de reines de manière bilatérale, tandis que le titre, les fonctions et les propriétés attachées à la maison royale (hamnyu gang) se transmettent en primogéniture selon un mode de dévolution patrilinéaire.

Les villages que l’on désigne kamchai ching sont gouvernés par de simples aristocrates (wangsa), descendants d’un ancêtre qui pouvait se prévaloir d’une ascendance royale agnatique mais pas utérine. Ceux-ci sont le plus souvent collatéraux aux rois ponggan, et envoyés comme représentants de la royauté dans des villages englobés dans le domaine.

Enfin, à l’autre pôle de ce continuum, les villages indépendants rhikpa ching de la région Upper Konyak (Monyakshu, Pesao, Changlangshu, Tobu, Ukha, etc.) se distinguent de par leur absence de gouvernement aristocratique et de division statutaire entre groupes de descendance royaux, aristocrates et roturiers.

Au sein des différents villages de l’aire étudiée, on observe des variations sur le plan de l’organisation de la parenté, avec des systèmes terminologiques, des modes de stratification des groupes lignagers et des pratiques de l’alliance qui diffèrent, variations qui peuvent être mises en corrélation avec le mode différencié d’ancrage historique de la royauté. On y retrouve néanmoins des traits partagés, notamment la polarisation entre, d’une part, une conception agnatique des liens de filiation, de la transmission des droits d’accès au territoire et des statuts politico-rituels, et d’autre part, l’héritage d’une « influence mystique » du côté utérin, qui prend notamment corps grâce à la fonction nourricière de la mère [9,10]. Tandis que les hommes restent attachés à leur groupe lignager de naissance, les femmes incorporent celui de leur mari suite à leur mariage. Leur posture médiane au sein du système d’échange matrimonial les érige en vectrices privilégiées de potentialités fastes ou néfastes. Le transfert de matrice de fécondité que représente la femme se situe ainsi au cœur des enjeux relatifs aux échanges entre patrilignages exogames et est constitutif des relations hiérarchiques entre preneurs et donneurs d’épouses caractéristiques des systèmes d’échange généralisé [11,12].

Dans l’aire de l’Himalaya oriental, ce modèle relationnel dissymétrique entre affins est encodé au sein d’un « nexus culturel »­ [13] qui outrepasse l’ordre de la parenté et participe d’un imaginaire plus large au fondement, notamment, des relations entre communautés humaines et non humaines, comme en témoigne le mythe kachin de l’alliance matrimoniale originelle entre l’ancêtre des chefs jinghpaw et la fille de l’esprit céleste Madaï nat, notablement mobilisé pour légitimer un ordre politique et le monopole par les lignages de chef kachin des capacités de médiation sacrificielle avec leurs affins célestes [12].

Or, ce motif mythique s’est révélé récurent dans les traditions orales konyak. À l’échelle des localités visitées, j’ai en effet de multiples variantes d’un même récit narrant l’alliance fondatrice entre un ancêtre et un esprit féminin venu du ciel. À partir d’une présentation restreinte de deux de ces récits, je souhaite ici questionner le rôle joué par l’alliance dans le fondement imaginaire du pouvoir au sein des royautés konyak. Dans les deux cas, la création d’une relation d’affinité avec des étrangers dont l’altérité est chargée d’une valeur positive apparaît comme un archétype mythique partagé qui permet à certains groupes lignagers de se distinguer sur un plan politico-rituel.

Discussion et résultats

Le mythe de l’alliance céleste

Au cours d’entretiens effectués avec des personnalités originaires de différents villages, j’ai relevé à plusieurs reprises des récits oraux relatifs au mythe de l’alliance fondatrice entre un ancêtre clanique et une déité céleste féminine (yougwan la). Bien que chacune des versions présente des développements originaux, toutes débutent de manière comparable : plusieurs jeunes femmes venues du ciel parviennent sur terre, à l’aide d’une corde ou d’un nuage, afin de cueillir des fleurs dans un jardin ou bien pour profiter d’une baignade dans un cours d’eau. Un homme les surprend et est frappé par leur beauté. Il décide alors de se saisir de l’une d’entre elles, de la conduire au village et de l’épouser.

Après leur union, la vie du couple est rapidement perturbée par des difficultés qui finissent inéluctablement par advenir. Selon les versions, tantôt la nouvelle épouse apparaît infertile et immortelle, sa jeunesse demeurant intacte en dépit du passage des générations et de la mort de ses époux successifs ; tantôt, elle se révèle incapable de boire et de se nourrir car l’eau et les mets qu’on lui présente lui apparaissent comme de l’urine et des excréments ; tantôt encore, les arbres présents dans les champs sont continuellement foudroyés par les gens du ciel qui exigent une compensation suite à son rapt. Ces différents éléments témoignent du problème posé par l’extériorité originelle de l’épouse et mettent en jeu le caractère médian de sa position entre les mondes humain et extra-humain.

Parmi les multiples dénouements, deux aspects ambivalents de l’affinité semblent se dessiner. Un premier se cristallise autour du nouement d’une relation vertueuse d’échange entre humains et méta-humains. L’épouse exogène opère dans ce cas comme médiatrice privilégiée avec le domaine céleste grâce à la relation qu’elle continue d’entretenir avec son père - ou son frère - figure par excellence du donneur d’épouses, mais aussi pourvoyeur ultime de prospérité, de vitalité et de fertilité. Dans le mythe, celui-ci lui apporte en effet son soutien dans la production agricole, en lui envoyant de la main d’œuvre pour réaliser les fastidieux travaux d’essartage et de désherbage, en lui faisant don de grains de riz qu’elle ensemence pour la première fois sur terre, ou encore en lui instruisant les opérations permettent de faire disparaître le riz surnuméraire ne pouvant être stocké dans les greniers.

Un second ensemble de récits mettent a contrario l’accent sur le caractère dangereux que peut revêtir la jonction générative de l’alliance du ciel et de la terre, révélant ainsi toutes les ambiguïtés de l’influence mystique utérine. En effet, la capacité de la jeune épouse à engendrer des fils est suivie dans la trame narrative par la révélation de son cannibalisme. Dans plusieurs récits, alors qu’ils travaillaient ensemble aux champs, elle tue et dévore son époux. En découvrant les os de leur père, les fils pris de colère la tuent à leur tour. Le lendemain, ils découvrent que les morceaux de sa chair se sont transformés en mithun (bos frontalis), espèce bovine endémique des hautes terres indo-birmanes domestiquée pour sa viande [14]. Leur grand-père paternel entreprend alors de fabriquer une corde pour attacher l’animal en frottant une écorce végétale sur sa cuisse, mais il se brise la jambe et décède de ses blessures.

Dans d’autres versions encore, à l’occasion de festivités dans le monde céleste, le beau-père offre à sa fille une jambe humaine, au lieu de viande animale normalement échangée en de telles occasions. Elle cuisine et mange la chair humaine, avant de tuer subitement son propre époux et de se repaître de ses organes vitaux. Ce cannibalisme attribué dans le mythe aux utérins évoque les accusations de sorcellerie anthropophage typiquement proférées à l’encontre des donneurs d’épouses ne respectant pas l’éthique des échanges [10, 12, 15].

Tantôt présentés sous leur versant bénéfique et nourricier, tantôt sous leur versant dangereux et prédateur, les esprits du monde céleste apparaissent comme des êtres d’un ordre supérieur. Dans la multiplicité de ses variantes, ce mythe entend en effet expliquer l’émergence divine des arts néolithiques, précisément la domestication végétale, notamment à travers le don fondateur d’espèces cultivées particulièrement valorisées par le beau-père céleste, mais aussi la domestication animale, avec des références multiples aux bovins et aux sacrifices distillées au cours des différents récits. Ces aspects font tout particulièrement écho au complexe culturel du feast of merit distribué à l’échelle de l’aire orientale de la chaîne himalayenne [15], qui impliquait, jusqu’à la christianisation, une économie compétitive de sacrifices et de festins permettant aux groupes domestiques d’accroître leur prestige et d’attirer les forces de vie favorisant la fertilité au sein du territoire villageois.

Fig.1 : Buffle solidement attaché à l’aide de cordes, prêt à être mis à mort
Fig.1 : Buffle solidement attaché à l’aide de cordes, prêt à être mis à mort

Par conséquent, ce mythe véhicule l’idée d’une dépendance cosmique des humains envers les méta-humains : l’aide du beau-père est effectivement convoquée dans les moments cruciaux du processus de production agricole, précisément au moment de l’essartage d’une parcelle, des semences, du désherbage, des récoltes, du stockage du paddy dans les greniers. Or, cette aide divine apparaît comme le pendant mythologique d’une dimension sociologique, à savoir l’accomplissement de rituels propitiatoires tout au long du cycle agricole annuel. Les patrilignages issus de cette alliance fondatrice étaient en effet pensés maintenir une relation privilégiée avec leurs donneurs d’épouses mythiques en vertu de laquelle ils s’arrogeaient le monopole de la réalisation de rituels, notamment sacrificiels, visant à promouvoir la vitalité et prospérité agricole au sein du territoire villageois.

Origine mythique de la spécialisation rituelle de groupes de descendance

Dans leur ouvrage consacré à la revisite des théories anthropologiques de la royauté, Sahlins et Graeber [16] reviennent sur l’idée hocartienne d’une origine rituelle de celle-ci. Ils suggèrent l’idée selon laquelle les sociétés humaines sont imbriquées dans une politique cosmique marquée par une condition de sujétion envers des méta-personnes souveraines pensées contrôler la destinée des humains et la reproduction de la vie. Dans le cas konyak, le mythe évoqué publicise l’idée selon laquelle l’origine des grands fondements civilisationnels est extra-humaine. Les méta-humains célestes, pourvoyeurs originels de fertilité, donneurs d’épouse et de graines, apparaissent néanmoins dans certaines variantes comme éminemment dangereux, leur nature cannibale étant mise à nue au cours de plusieurs épisodes mythiques. Ainsi, par le biais de l’alliance et de la transformation de ces étrangers aux pouvoirs puissants, mais ambigus, en affins, il devient alors possible de fonder une relation privilégiée et durable d’échange avec eux permettant in fine d’orienter leur conduite au bénéfice des humains.

Par opposition au cas sibérien où le chamane est structurellement en position de gendre par rapport aux esprits maîtres du gibier [17], ici la relation structurelle d’affinité avec les esprits est transmise au sein de groupes de descendance patrilinéaires qui puisent de cette alliance originelle leur capacité à exercer un contrôle sur les éléments.

Dans le village rhikpa ching de Pesao par exemple, dans la région de hautes collines konyak, le mythe mentionne qu’au moment de l’alliance de l’ancêtre humain avec la yougwan la, les gens du ciel sont descendus sur terre à l’aide d’un nuage, plongeant l’ensemble du village dans l’obscurité. À la suite de cet épisode, les villageois ont constaté que l’architecture des maisons avaient changé et que des greniers étaient apparus à proximité des demeures. Le couple mythique a ensuite donné naissance à deux fils, qui ont à leur tour engendré deux patrilignages au sein desquels les statuts d’officiants rituels se transmettent. Avant la christianisation, ces derniers étaient en charge de conduire les rituels d’invocation de la pluie, élément dont leurs affins mythiques sont effectivement pensés posséder la maîtrise [18].

Dans le village voisin de Monyakshu, l’un des mythes recueillis précise que la jeune femme venue du ciel, une fois conduite au village, refusait de manger la nourriture qu’on lui offrait, à l’exception de celle prodiguée par le lignage Eangpushu. En vertu de cette commensalité mythique et de l’alliance matrimoniale qu’elle a permise, on conférait aux descendants de ce groupe agnatique des propriétés spécifiques, précisément une connexion avec le tonnerre ainsi qu’une capacité à exercer des prérogatives rituelles bénéficiant à l’ensemble de la communauté territoriale. Deux catégories de spécialistes étaient en effet recrutés au sein de ce groupe : les yampa et les eang.

Jusqu’à la conversion généralisée au christianisme baptiste, chaque yampa possédait un domaine de spécialisation défini : l’invocation ou l’arrêt de la pluie, la purification des lieux foudroyés ou déformés par des glissements de terrain, les sacrifices thérapeutiques. On leur accordait surtout une préséance lors de la réalisation d’actes cruciaux pour l’ensemble de la communauté territoriale, en particulier pour la conduite des rituels préliminaires à la fondation d’un nouveau village.

Parallèlement, il existait plusieurs spécialistes rituels nommés eang : le eang pe su avait la prérogative d’officier durant les rites sacrificiels et divinatoires annuels au moment de l’apparition des premières pousses. Le eang jai pu agissait comme sacrificateur lors des grands rituels sacrificiels (in jai pu) offerts annuellement par les maisons prospères (lowang). Celles-ci obtenaient, après avoir distribué un festin carné à leur co-villageois, le droit de transformer l’architecture de leur maison et ainsi d’exposer les bucranes des bovins sacrifiés à l’avenir. Enfin, le yei ling pu eang était en charge d’actes rituels thérapeutiques.

Dans la perspective esquissée par Sahlins et Graeber [16], au sein des villages les moins hiérarchisés du continuum transformationnel esquissé, il semble que les véritables souverains furent extra-humains. Les humains tiraient quant à eux leur capacité de négociation et d’échange avec ces êtres supérieurs par le biais de l’alliance, et donc, par la médiation d’une femme. L’ancestralité utérine confère ici aux groupes agnatiques une puissance d’action dont les pouvoirs sont contenus et mis au service de l’ensemble de la communauté villageoise. On pourrait ainsi rapprocher les divers spécialistes rituels recrutés au sein du lignage Eangpushu de « rois sacrés » associés à la fondation du village en vertu du principe de « préséance des lignées fondatrices » [3,4], par opposition aux « rois divins » qui incorporeraient quant à eux des êtres méta-humains souverains qui leur pré-existaient [16].

L’échappée de Poya

Au cours de mon enquête, un autre récit a attiré mon attention. Dans plusieurs villages de la région Upper Konyak, les traditions orales évoquent les péripéties de Poya, une princesse qui aurait jadis vécu dans la région Lower Konyak. Fille du puissant roi ponggan de Tang, elle se serait enfuie dans les monts voisins où certains lignages locaux revendiquent être ses descendants. Bien que certains éléments narratifs varient selon l’origine villageoise de l’interlocuteur, le récit de son échappée demeure relativement stable.

Il est dit que Poya entretenait une relation intime et amoureuse avec le fils du roi de Yuching, village situé entre celui de son père, Tang, et celui du roi à qui elle était promise, Chonyu. Alors qu’elle se rendait à Chonyu pour accomplir le destin matrimonial auquel on l’avait destiné, elle tomba dans un piège de chasse posé par son amant. Elle demeura quelque temps avec lui avant que son père ne la force à retourner à Chonyu. Elle y donna naissance à son premier fils, notoirement issu de sa relation antérieure avec le roi de Yuching. Les villageois mécontents des falsifications au sujet de l’ascendance de l’héritier du trône, conspirèrent pour mettre à mort le garçon. Ils passèrent à l’acte au cours d’une partie de chasse – ou, dans une autre version, à l’issue d’une récolte de tubercule où il fut enterré vivant. Poya, suspecte de cette mort étrange, se mit à la recherche du corps de son fils. Elle retrouva finalement son cadavre dans la jungle, mais non convaincue par les explications de son époux, elle décida de se venger. Elle fit usage de sorcellerie noire et déposa un morceau d’ongle – ou l’œil - de son défunt fils dans la bière de riz qu’elle servit à son mari. Celui-ci ne tarda pas à découvrir les intentions de sa femme et à la chasser du village.

Elle retourna alors dans son village natal, mais fut là-bas aussi rapidement rejetée par les habitants qui l’accusèrent de jeter l’opprobre sur Tang. En dépit de ses protestations, elle fut de nouveau chassée. En partant, elle frappa de son bâton de marche la poutre de la maison de son père et jura de ne plus jamais y revenir.

Ce récit expose les raisons qui président à son exil vers la région du haut pays konyak. A partir de là, les versions que j’ai relevées se recoupent de moins en moins, bien qu’il semble assez largement reconnu qu’elle épousa un homme de la région mitoyenne de Chen avec qui elle eut plusieurs enfants qui vécurent à leur tour dans d’autres villages de la région Upper Konyak. Or, dans les localités de Pesao, Changlangshu, Monyakshu ou encore de Tobu, certains groupes de descendance se reconnaissent comme les descendants des fils de Poya, ancestralité en vertu de laquelle ils revendiquent eux aussi une certaine capacité d’action rituelle.

Reprenons l’exemple du village de Monyakshu évoqué plus haut : celui-ci présente une organisation dualiste classiquement constituée de deux moitiés exogames associée à un système de parenté dravidien. Chaque moitié comporte deux clans : Aomeshu et Heapushu d’une part, Yinpushu et Shiakpongshu d’autre part. Le lignage Eangpushu du clan Shiakpongshu est dit issu de l’alliance fondatrice avec une femme céleste, tandis qu’au sein de la moitié opposée, les membres du segment Younglashu se réclament être les descendants de Poya qui aurait jadis été enlevée et épousée par leur ancêtre apical. Du fait de cette ascendance utérine prestigieuse, le titre de lak ju eang se transmet au sein de ce groupe en ligne agnatique. Ce spécialiste rituel était autrefois chargé de laver et purifier les mains des hommes revenant des raids de chasses aux têtes, ou qui avaient mis à mort un tigre. Étroitement associé à l’esprit de cet animal, figure prédatrice par excellence, il maîtrisait l’art de la taxidermie et conservait les peaux de tigre auprès desquelles les villageois venaient déposer les restes des ressources volées, en conséquence de quoi les voleurs supposés étaient censés devenir fous.

S’esquisse ainsi une division du travail rituel entre deux segments lignagers issus de moitiés antagonistes ayant chacune hérité d’une capacité particulière d’action à l’issue du rapt mythique ou historique d’une épouse étrangère de statut rituel supérieur, configuration qui se retrouve partagée sous des modalités variées dans divers villages de la région Upper Konyak.

Il n’est pas évident de reconstruire une réalité historique d’après ces récits, toutefois, il m’a semblé intéressant de relever que la logique de spécialisation rituelle de ces groupes de descendance se fonde ici aussi sur l’archétype mythique de l’appropriation de pouvoirs exogènes par le biais de l’alliance. Poya était, tout comme l’épouse yougwan la, issue d’un groupe au statut rituel supérieur, en l’occurrence d’une maison royale d’un village royal ponggan gangchak ching. À travers la médiation d’une femme, qui, en vertu de l’exercice de son « influence mystique » détient la capacité de propager à son époux et ses descendants des qualités spirituelles et physiques propres, des groupes agnatiques originaires de plusieurs villages de la région sont parvenus à se distinguer et à revendiquer une parenté lointaine avec les puissants souverains ponggan.

Ainsi, les traditions orales rapportent qu’au cours de son épopée à travers le pays konyak, Poya aurait était une actrice centrale de la diffusion régionale des rituels ponggan, notamment dans le village intermédiaire de Chingkhao. Il est également dit que les premiers eang furent ses descendants, avant que leur fonction ne soit progressivement divisée et assumée par d’autres patrilignages, comme ce fut le cas dans le village de Monyakshu. Tandis que le titre royal se transmet de manière bilatérale dans les domaines ponggan, l’exil et l’alliance de Poya au-delà des frontières des domaines royaux a conduit à sa transmission sur le mode exclusivement utérin, et a ainsi opéré une transformation de la fonction associée à la royauté. Dans les collines du haut pays konyak en effet, la greffe historique de ce dispositif rituel n’a jamais conduit à la distinction statutaire entre lignages royaux, aristocrates et roturiers, ni même à la mise à l’écart du souverain hors des circuits normalisés de la réciprocité et de la parenté à l’instar des souverains issus des domaines royaux de la région Lower Konyak.

Fig.2 : Multiples trophées de chasse offerts au roi par les villageois et conservés dans la maison royale de Sheanghah-Chingnyu
Fig.2 : Multiples trophées de chasse offerts au roi par les villageois et conservés dans la maison royale de Sheanghah-Chingnyu

Conclusion et perspectives

Quel que soit son degré de véracité, le récit de la migration de Poya nous permet de penser l’aire konyak comme un espace de transformation historique des systèmes politiques sur la base des interactions et des transferts de dispositifs rituels et d’imaginaires politico-religieux entre formations politiques voisines, notamment depuis les ensembles domaniaux du bas pays konyak jusqu’aux villages souverains du haut pays konyak.

Les premiers se sont historiquement constitués pendant les derniers siècles d’implantation du royaume Ahom, au cours desquels les premiers rois nagas ont été nominés et intronisés par des souverains issus des espaces étatiques des basses terres [3,4]. Les fondements idéologiques de ce modèle de royauté diffèrent en ce qu’ils ne reposent pas de prime abord sur le schème mythique de l’alliance avec une femme de statut supérieur, mais sur la venue d’un roi étranger associée à l’instauration d’une résidence royale au centre de l’organisation villageoise. Les récits de fondation dynastique évoquent en effet tous la venue du roi d’un monde extra-humain, soit issu d’une gourde (maikoak gum) tombée du ciel ou bien issu du monde chthonien par le biais d’une termitière (hapo).

La dynamique de propagation de ce modèle de royauté repose sur la greffe d’une dynastie étrangère dans un village préexistant sur le mode de l’invitation d’un frère cadet de roi par les lignages autochtones. À son arrivée, le roi exogène fonde de manière archétypale une relation de parenté fictive durable avec les membres de la maisonnée fondatrice du village, tandis qu’il s’arroge le privilège exclusif de la polygynie. Il accumule dans sa résidence palatiale jusqu’à plusieurs dizaines de concubines issues des groupes autochtones, ce qui lui permet de générer une vaste descendance noble, les wangsa, qui constituent une classe statutaire et matrimoniale opposée à celle des pansa roturiers, recoupant ainsi l’opposition entre gens de terre et gens du pouvoir [19]. Ce modèle de royauté se démarque ainsi par sa capacité à opérer une rupture avec l’ordre symbolique antérieur, notamment grâce à une formulation distinctive de règles de filiation, d’alliance et de résidence, ainsi que d’une nouvelle grille terminologique pour désigner les membres de la maisonnée royale [20].

En dehors de la parenté et des lois de réciprocité qui régulent les alliances et les vendettas, la sacralité des rois ponggan est intimement associée à la violence et à la prédation, comme l’illustre sa capacité à mettre à mort des co-villageois sans risquer de représailles et à exiger des tributs sous forme de force de travail et de richesses. À l’opposé de l’idéal type du roi sacré dont le pouvoir est contenu dans l’espace et dans le temps, on voit ici se dessiner la figure d’un « roi divin » incarnant l’essence de la souveraineté [16], qui est, du point de vue des groupes autochtones et roturiers, un affin de statut supérieur.

Tandis que les statuts de yampa ou de eang se transmettent de manière unilatérale dans la région Upper Konyak, le statut de roi se transmet de manière bilatérale, de sorte que chaque souverain doive, pour assumer la légitimité de son titre et de sa succession, épouser une reine de statut équivalent. Cette politique conduit de fait à la mise en place d’un réseau d’alliances matrimoniales entre les neuf maisons royales des villages ponggan gangrhak ching, érigeant ainsi l’alliance au cœur des manœuvres stratégiques pour la reproduction de l’autorité politique. Le premier mariage du roi constitue effectivement l’apex des cérémonies ponggan d’intronisation à la royauté.

En outre, le roi opère une division du travail rituel entre les différents segments autochtones à son service. Il est notable que dans ces villages royaux, les lignages Ngan qui sont dit issus de l’alliance mythique avec une femme venue du ciel, ont été déchus de pouvoirs qu’ils auraient jadis exercés et sont soumis au respect de multiples tabous, notamment dans le domaine de l’action rituelle, ce processus de marginalisation pouvant être interprété comme le résultat d’une conquête réussie d’une catégorie exogène de population.

Remerciements

Cette recherche a fait l’objet d’une aide financière par la Fondation Martine Aublet (Paris, France).

Notes

  1. Selon les variations dialectales konyak : angh, gang, wang
  2. Bien que cet imaginaire reste encore vivace dans les domaines royaux du bas pays konyak, il apparaît toutefois en déclin, en partie évincé par les dynamiques contemporaines de christianisation.
  3. Les termes vernaculaires sont issus des dialectes villageois de Sheanghah Chingnyu, puis plus tard dans le texte, de Monyakshu.

Références bibliographiques

 [1] Hutton JH, The Angami Nagas, with some notes on neighbouring tribes. London, Macmillan and co. Limited St. Martin’s street; 1921.

[2] von Fürer-Haimendorf C, The naked nagas: head-hunters of Assam in peace and war. Thacker, Calcutta; 1946.

[3] Bouchery P. Les systèmes politiques Naga. Journal asiatique 1988: 285-334.

[4] Bouchery P. Naga ethnography and Leach’s oscillatory model of gumsa and gumlao. In: F. Robinne, M. Sadan (ed), Social dynamics in the hinghlands of Southeast Asia. Reconsidering Political Systems of Highland Burma by E.R. Leach. Brill; 2007.

[5] von Fürer-Haimendorf C. The sacred founder’s kin among the Eastern Angami Nagas. Anthropos 1936.

[6] La Raw M. On the continuing relevance of E. R. Leach’s Political systems of Hinglang Burma to Kachin Studies. In: F. Robinne, M. Sadan (ed), Social dynamics in the hinghlands of Southeast Asia. Reconsidering Political Systems of Highland Burma by E.R. Leach. Brill; 2007.

[7] Zhang W, Hlaing FC. The dynamics of Kachin ‘chieftaincy’ in Southwestern China and Northern Burma. The Cambridge Journal of Anthropology 2013; 31(2):88-13.

[8] Sahlins M. The stranger-king or, elementary forms of the politics of life. Indonesia and the Malay world 2008;36:177-199.

[9] Toffin G. Ancêtres claniques et esprits féminins dans l’Himalaya népalais. Revue de l’histoire des religions 1990:159-188.

[10] Leach ER. Critique de l’anthropologie. Paris : P.U.F., Collection SUP, Le Sociologue; 1968.

[11] Lévi-Strauss C, Les structures élémentaires de la parenté. Paris, La Haye: Mouton et co; 1967.

[12] Leach ER. Les systèmes politiques des hautes terres de Birmanie. Paris: Maspero; 1972.

[13] Kammerer CA. Descent, alliance, and political order among Akha. American ethnologist 1998:25(4):659-674.

[14] Simoons FJ. A ceremonial ox of India. The mithan is nature, culture and history. With notes on the domestication of common cattle. London: University of Wisconsin press; 1968.

[15] Kirsch AT. Feasting and social oscillation: A working paper on religion and society in upland Southeast Asia. Data paper n°92, Ithaca, Southeast Asia Program, Department of Asia Studies, Cornell University; 1973.

[16] Sahlins M, Graeber D. On kings. Chicago: Hau Books; 2017.

[17] Hamayon R. Le sens de l’« alliance » religieuse. « Mari » d’esprit, « femme » de dieu. Anthropologie et sociétés 1998:22(2):25-48.

[18] Longkumer A. Folklore of Eastern Nagaland. Department of Underdeveloped area, Government of Nagaland; 2017:21-26.

[19] Izard M. Gens du pouvoir, gens de la terre. Les institutions politiques de l’ancien royaume du Yatenga (Bassins de la Volta Blanche). Paris: Ed. de la maison des sciences de l’homme; 1985.

[20] Adler A. Le pouvoir et l’interdit. Royauté et religion en Afrique noire : essais d’ethnologie comparative. Paris: A. Michel ; 2000.

A lire aussi

Fig.1 : a. Vue générale du Hounzin
Fig.1 : Hounkplezen (MNHN-E-2009.19.2 - Fond Chauvin, MNHN).
Fig.1 « STOP ! Propagation de l’infection – COVID-19 », affiche du Ministère de la Santé, du Travail et du bien-être au Japon représentant le yōkai Amabie, 2020. Illustration disponible sur le site https://www.mhlw.go.jp
Fig.1   Lunsar, Sierra Leone, 24 juin 2015 : l'équipe prend en charge un individu décédé de maladie à virus Ebola, afin de procéder à un « enterrement sécurisé ».
Fig.1 a  Vòdũn Gambada Koffi fumant une cigarette (Abomey)
Fig.1 Carte de localisation du Mänz. Fond de carte : Google Earth
Fig.1 a  Cliché de la céramique - Vue extérieure
Localisation d’Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022 d’après Henri Lovejoy, African Diaspora Maps, Ltd 2019.
Redécouvrir le site de Bahía Maldonado (27°S)
Technical expressions and societies in Southern Africa at the Pleistocene - Holocene transition
Fig. 1 : Carte de la vieille ville par la Jerusalem Development Authority. Crédits : Site officiel de la JDA https://www.jda.gov.il/en/אגן-העיר-העתיקה/
Fig.1 : Carte géographique du Bénin
Fig. 1 :  Conscrits Ex-combattants participant à la journée de protestation devant le Congrès de la République du Pérou. Cliché: C. Granados (Lima, septembre 2019).
Fig. 1 :  L’élaboration de tortillas au foyer à partir de masa fraîche (maïs broyé), visible en arrière-plan, 2022. Photo de Morgan Jenatton
Fig. 1 : Croquis. Localisation de San Juan, le « centro poblado », un hameau du Sumapaz, territoire rural de 780 km2 appartenant à Bogota, capitale de la Colombie.
Tab.1 : Exemples de variations phoniques en quichua d'Imbabura et en quicha normalisé.
Fig. 1 :  Famille chibcha (Chamoreau 2020, adapté de Constenla Umaña 2012)
Fig. 1 : Entretien avec un griot traditionnel, 2020 © Gabriel II A-Avava Ndo
Fig. 1 : La commune de San Juan Cancuc et ses communautés
Fig 1 : Localisation des sites de Chengue, Pueblito et Ciudad Perdida dans l'Aire Tairona en Colombie
Fig. 1 : Manifestation des vétérans de l’armée libanaise sur la place des Martyrs à Beyrouth, 16 juillet 2019. Cliché : J. Hassine
Fig. 1 :  Statue de Rāmadāsu au Telugu Saamskrutika Nilayam, ville de Rose Hill.
Fig. 1 : Touch lors de la séance d’enregistrement du 18 septembre 2021. Photo Ariel Fabrice Ntahomvukiye.
Fig.1 : Avec Leila Izzet dans son atelier à Maadi, Le Caire, 2018. Photo : Elsa Garibian.
Fig.1 : technique du bain. Photo de l’auteur
Fig.1 : vestiges du Temple des Vierges lors de l’arrivée des touristes (Février 2019 © Borka)
Fig.1 : Carte de Medellín et ses quartiers avec les quartiers en question signalés

Suivez nos tweets