Les interactions sexuées et la structuration des espaces publics : une ethnographie spatiale à Medellín, Colombie

Sexualized Interactions and the Structure of Public Spaces: A Spatial Ethnography of Medellín, Colombia

RESUME / ABSTRACT

Ce texte présente quelques conclusions préliminaires issues du travail de terrain ethnographique mené à Medellín (Colombie) en 2018 et 2019. La recherche a été menée dans le cadre d’une thèse doctorale portant sur les usages et les perceptions des interactions sexuées par rapport aux espaces publics dans lesquels elles ont lieu. En prenant l’exemple de deux quartiers de Medellín qui représentent des milieux sociaux distincts, l’auteur illustre la manière dont la morphologie des espaces publics façonne les interactions qui s'y déroulent et vice versa.

This text presents some preliminary conclusions drawn from ethnographic fieldwork conducted in Medellín, Colombia in 2018 and 2019. The research was conducted in the context of a doctoral thesis concerned with the uses and perceptions of sexualized interactions in relation to the public spaces in which they take place. Drawing on the example of two Medellín neighbourhoods representing different social milieux, the author outlines how the morphology of public spaces shape the interactions that take place within them and vice versa.  

TEXTE INTEGRAL

Ma recherche de thèse porte sur les rapports de genre et la structuration de l’espace urbain à Medellín (Colombie). L’objectif de ce travail est d’étudier la manière dont l’accès et l’appréhension des espaces publics sont façonnés par les interactions sexuées qui y ont lieu. En mobilisant une approche intersectionnelle qui éclaire comment ces interactions sont modulées par diverses relations de pouvoir, j’analyse d’une part comment l’usage et les sentiments provoqués par les interactions sexuées varient selon le milieu social des personnes impliquées, et d’autre part, comment ces interactions affectent la structure genrée de l’espace urbain de manière continue et quotidienne.

La question des structures sexuées des espaces est un thème familier à l’anthropologie. L’hypothèse de Rosaldo et Lamphère [1] selon laquelle la division entre sphères publiques et privées serait au cœur de la hiérarchisation des sexes a été un sujet de débat depuis les années 1970, et de nombreux travaux (par exemple Coutras [2], Doan [3]) continuent d’explorer les polarités sexuées de l’espace. Ma propre recherche prétend contribuer à ces questions en interrogeant le rôle des interactions dans la construction, la maintenance et la contestation de ces polarités.

Mon travail de terrain se fait entre 2018 et 2019 à Medellín, un choix qui me donne la possibilité d’observer la relation entre habitants et espace public à un moment de transition. En effet, la Colombie vient d’entrer dans un état de Post-conflit après avoir vécu plus de 50 ans de conflit armé entre le gouvernement et le groupe FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie). Cette histoire violente a tout particulièrement affecté Medellín, qui a été la première ville colombienne à voir se consolider et s’organiser en masse des gangs criminels sous l’influence du narcotrafic au début des années 1990 [4]. C’est ainsi que la période allant de 1980 à 2010 fut marquée par une forte violence urbaine, plaçant Medellín en haut de la liste des villes les plus dangereuses au monde avec des taux d’homicide astronomiques [5].

Medellín est désormais hors de cette liste, et il s’agit maintenant de l’une des deux grandes villes les mieux perçues en termes de sécurité en Colombie. Cependant, la présence de groupes armés criminels perdure, et les taux de criminalité restent élevés [6].  La situation actuelle de la ville, combinée avec des souvenirs d’un passé récent violent, fait que l’insécurité imprègne la vie quotidienne des habitants. En outre, les femmes sont généralement considérées comme plus vulnérables que les hommes quand elles sortent, d’une part parce qu’elles seraient plus vulnérables aux braquages, et d’autre parce qu’elles pourraient être victimes d’agressions sexuelles.

Outre l’insécurité, un deuxième élément est essentiel à l’analyse de l’espace urbain à Medellín : la question des inégalités de classe. Comme la Colombie dans son ensemble, Medellín a un taux d’inégalité des revenus parmi les plus hauts du monde [7-8]. Cette inégalité extrême entraîne une ségrégation spatiale par classes qui a des effets importants sur l’utilisation et la perception de l’espace public [9].

Bien que la ségrégation spatiale ne soit pas une caractéristique propre à Medellín, elle est renforcée dans les villes colombiennes par un système administratif de stratification qui épaissit les clivages entre classes sociales. Ce système classifie les logements selon six catégories administratives de taxation (estratos) qui vont de 1 à 6 : le estrato 1 possède la taxation de services (eau, électricité, etc.) la plus avantageuse et la 6 est la plus fortement taxée. Ce système, conçu pour réduire l’inégalité en rendant les services publics plus accessibles, a été approprié par les citoyens pour concevoir l’ordre social, en utilisant le « estrato » pour décrire des activités, endroits et personnes [10].

Ces facteurs façonnent non seulement la structure de la ville, mais aussi les interactions qui ont lieu dans ses rues. Un type des interactions auquel je m’intéresse est constitué par des commentaires émis par les hommes sur l’apparence physique d’une femme inconnue au moment où les deux acteurs se croisent. Ce type de commentaire a récemment commencé à être problématisé par des groupes militants [11] ainsi que des chercheuses [12] en Amérique Latine, qui les qualifient comme du harcèlement de rue. Cependant, l’appellation plus communément utilisée dans la région est piropo, un mot espagnol qui désigne des « compliments » ou « flatteries ». Cette appellation est révélatrice d’une prévalence et d’une acceptation sociale relative dans la région, mais mes entretiens avec des colombien-ne-s ont révélé une diversité d’interprétations de ce type d’interactions, en allant de la flatterie à la violence. 

Les entretiens ainsi que les observations que j’ai faits en Colombie indiquent que la différence entre une interaction anodine ou offensive, amicale ou sexualisée, dépend en partie du milieu social et cultural des acteurs. En effet, la forte ségrégation spatiale des classes sociales à Medellín entraîne de grandes différences en ce qui concerne la relation entre habitants et espace public. En explorant cette relation dans deux quartiers de Medellín, nous pouvons apercevoir comment la morphologie de la ville affecte les interactions sociales qui s’y déroulent.

Fig.1 : Carte de Medellín et ses quartiers avec les quartiers en question signalés
Fig.1 : Carte de Medellín et ses quartiers avec les quartiers en question signalés

La ville de Medellín est divisée en 16 comunas, ou secteurs. Le plus aisé, situé au sud de la ville, s’appelle El Poblado. C’est dans ce secteur que l’on trouve le « Mile d’Or », une avenue principale qui accueille les gratte-ciels des grandes banques et des entreprises multinationales, le centre économique de la ville. Pas loin du Mile d’Or sont deux parcs, le Parque Poblado et le Parque Lleras, qui constituent le cœur du « zona rosa » de Medellín : une zone de quelques îlots de discothèques, restaurants et bars où les personnes des classes moyennes et supérieures et les touristes étrangers sortent pour dîner, danser ou boire un verre. Aux alentours de ces deux zones sont des quartiers résidentiels de estrato 6 où habitent les personnes les plus nanties de Medellín.

Même si El Poblado a un des taux de criminalité parmi les plus bas de Medellín [6], ses quartiers résidentiels sont composés de conjuntos cerrados : des enclaves résidentielles sécurisées qui comprennent plusieurs maisons ou immeubles (souvent de nombreuses étages) et sont protégées par des grillages ou murs, des portails et des portiers. Derrière les barrières, il y a des lieux partagés tels que des piscines, des terrains de jeu ou des espaces verts. Bien que le secteur ait de nombreux parcs et espaces verts, la plupart d’entre eux sont souvent vides, les habitants du secteur préférant fréquenter les espaces enfermés et protégés à l’intérieur de leurs conjuntos.

Fig.2 : El Poblado, © CONOCER/ Wikimedia Commons via Wikimedia Commons
Fig.2 : El Poblado, © CONOCER/ Wikimedia Commons via Wikimedia Commons

Les rues dans ces quartiers sont larges et bien entretenues, mais elles accueillent des grands embouteillages aux heures de pointe, la plupart des résidents se déplaçant toujours en voiture. Les trottoirs sont très peu utilisés par les habitants, qui se garent dans les garages aux sous-sols de leurs bâtiments et, en arrivant chez eux, montent directement aux appartements par l’ascenseur. En revanche, les femmes de ménage, les ouvriers et les vigiles qui travaillent dans ces quartiers n’ont généralement pas les moyens d’avoir une voiture personnelle. Ces personnes se déplacent en transport public et montent les collines escarpées à pied. Il est courant pour eux d’avoir des trajets d’une heure ou plus pour arriver au travail.

Un des comunas qui partagent la frontière nord avec El Poblado s’appelle La Candelaria. C’est dans ce secteur que j’ai habité pendant plusieurs mois, dans un quartier de estrato 3 (classe moyenne) qui s’appelle Las Palmas. Ce quartier est également situé sur des collines extrêmement raides. Les rues étroites et sinueuses sont partagées entre voitures et piétons car il n’y a généralement pas de trottoirs et, quand il y en a, ils sont souvent barrés par des marches ou des allées, le sol souvent cahoteux. Il n’est pourtant pas rare de voir des résidents du quartier marchant dans la rue ; plusieurs dépendent des transports publics pour se déplacer, et ils marchent jusqu’à la station de métro ou l’arrêt de bus le plus proche. Mes voisins m’ont appris qu’ils font ces trajets en choisissant prudemment leurs routes afin de minimiser la montée ou d’éviter certaines rues où se trouvent des toxicomanes ou des personnes sans abri. Même si Las Palmas est souvent décrit par ses résidents avec l’adjectif « sain » pour indiquer qu’il n’est pas un quartier dangereux, il se trouve dans la comuna avec les taux de violence les plus élevés de la ville [6].

Fig.3 : Photo prise par l’auteur du quartier Las Palmas, 2018
Fig.3 : Photo prise par l’auteur du quartier Las Palmas, 2018

Parmi les logements, on trouve des petites maisons et des immeubles de trois ou quatre étages. La plupart de ces bâtiments n’ont pas de murs, de grillages, ni de portiers, mais plutôt des grilles faites en fonte qui couvrent les portes et les fenêtres donnant sur la rue. Les résidents s’approprient l’espace devant leurs immeubles, et une grande partie de la vie sociale du quartier se passe dans la rue. Il est courant de voir des personnes se reposant sur un perron ou sur des marches, rassemblées autour d’une table en plastique devant un petit magasin de quartier, ou penchées sur un balcon ou une fenêtre pour observer les passants et saluer ceux qu’elles connaissent. Parfois les familles qui ont de très petits logements utilisent l’espace devant leurs bâtiments pour sécher le linge ou bien pour baigner leurs tout-petits. Contrairement aux quartiers résidentiels d’El Poblado, où la frontière entre espace privé et public est clairement signalée par des barrières physiques, à Las Palmas cette distinction est beaucoup moins nette.

Une autre différence conséquente est la mixité sociale que l’on trouve dans les différents secteurs. À El Poblado, les prix immobiliers très hauts garantissent une population homogène. Même si des personnes de plusieurs classes sociales fréquentent le secteur pour leur travail, la division entre employeurs et employés est fortement marquée. Las Palmas a des prix immobiliers beaucoup plus accessibles, et son placement, au centre de Medellín, est avantageux : la station principale du métro est très proche, ainsi que les bâtiments des gouvernements municipal et régional. On y trouve donc plus de mixité sociale que dans d’autres quartiers de Medellín : des ouvriers, des fonctionnaires, des commerçants qui travaillent depuis la devanture de leur bâtiment.

Ces différences architecturales, démographiques et culturelles entre les deux quartiers, ont des effets concrets sur les interactions sexuées qu’ont leurs habitants. À El Poblado, où la plupart des sorties se font en voiture et la division entre espace public et privé est très marquée, les barrières sociales entre inconnus sont également plus fortes, et les interactions entre ces derniers moins courantes. De la même façon, j’ai trouvé que les personnes issues de ce milieu social sont plus susceptibles de ressentir les interpellations venant des personnes inconnues dans la rue comme des intrusions, et que les piropos sont moins socialement acceptables.

Cependant, même si les piropos sont plus courants et plus acceptés dans les quartiers populaires, les habitantes de ces quartiers avaient plus tendance à avoir été destinataires de piropos considérés comme effrayants ou humiliants. Cette donnée surprenante peut être mieux comprise si l’on prend en compte les situations matérielles dans les deux quartiers. Les personnes issues de classes aisées ont des ressources pour contrôler soigneusement le contexte de leurs sorties en ville : elles peuvent payer des logements et des loisirs dans les quartiers les moins dangereux et sortir dans l’espace protégé de leur voiture quand elles le souhaitent. De cette façon, ces personnes peuvent effectivement s’offrir un style de vie plus sûr. Cela diffère fortement de la situation des habitants de las Palmas, ou encore de quartiers plus défavorisés, des estratos 1 ou 2. Ces personnes sont plus souvent obligées de traverser des quartiers ou des rues qu’elles considèrent dangereux, et d’effectuer leurs sorties à pied ou en transport public. Ainsi, les femmes de ces quartiers se retrouvent plus souvent dans une situation de vulnérabilité, ce qui rend les interactions sexuées dont elles sont destinataires plus perturbantes.

Ces différences de classes sociales en ce qui concerne les piropos ou le harcèlement de rue montrent comment l’expérience de la ville est modifiée par de multiples hiérarchies qui interagissent à plusieurs niveaux. Une analyse spatiale de ces interactions révèle comment elles sont affectées par des aspects spatiaux tels que l’architecture et la morphologie des quartiers où les auteurs et les destinataires des commentaires habitent. Ainsi, cette approche nous aide à saisir les diverses dynamiques qui reproduisent et transforment au quotidien les structures sexuées de l’espace.

Remerciements

Cette recherche a fait l’objet d’une aide financière par la Fondation Martine Aublet (Paris, France).

Références

[1] Rosaldo MZ, Lamphere L (ed). Woman, Culture and Society. Stanford: Stanford University Press; 1974.

[2] Coutras J. Crise Urbaine et Espaces Sexués. Paris: Armand Colin; 1996.

[3] Doan PL. The Tyranny of Gendered Spaces – Reflections from beyond the Gender Dichotomy. Gender, Place & Culture 2010; 17(5): pp. 635–54.

[4] Wienand S, Tremaria S. Paramilitarism in a Post-Demobilization Context? Insights from the Department of Antioquia in Colombia. European Review of Latin American and Caribbean Studies 2017; 103: pp. 25–50.

[5] Melguizo RC, Cronshaw F. The Evolution of Armed Conflict in Medellín: An Analysis of the Major Actors. Latin American Perspectives 2001; 28.1: pp. 110–131.

[6] Medellín Como Vamos. Informe de Calidad de Vida de Medellín 2017. Medellín; 2018.

[7] DANE (Departamento Administrativo Nacional de Estadistica). Boletín Técnico Pobreza Monetaria y Multidimensional en Colombia Año 2017. Bogotá; 2018.

[8] Groupe De La Banque Mondiale. World Bank Data Indicateurs du développement dans le monde, « Indice GINI » 2019. https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SI.POV.GINI?locations=CO

[9] Jaramillo JE. El campo urbano–popular: nuevos paradigmas de análisis. Ciudad Paz-ando 2012; 5.1: pp. 7-30.

[10] Uribe Mallarino C. Estratificación social en Bogotá: de la política pública a la dinámica de la segregación social. Universitas Humanística 2008; 65: pp. 139-171.

[11] Carvajal Rios S. El piropo callejero: Acción política y ciudadana. Quito: Universidad Andina Simón Bolívar, Sede Ecuador; 2015.

[12] Toro Jimenez J, Ochoa Sierra M. Violencia de género y ciudad: cartografías feministas del temor y el miedo, Sociedad y Economía 2017; 32: pp. 65-84.

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