Fouilles archéologiques à Lújúmò Compound, Ife, Nigéria : rapport préliminaire

Archaeological excavations at Lújúmò Compound, Ife, Nigeria: preliminary report

RESUME /ABSTRACT

Nous proposons dans cet article les premiers résultats de la fouille du site de Lújúmò Compound à Ilé-Ifẹ̀ au sud-ouest du Nigéria. La préservation de niveaux médiévaux du XIIe-XIIIe siècle par les dépôts d’une maison moderne, dans une zone particulièrement érodée, fournit une illustration des défis de l’archéologie en zone tropicale. Parmi les découvertes les plus notables de la saison archéologique 2022, une succession de trois niveaux distincts de pavements en tessons de céramiques donne des perspectives prometteuses pour l’étude de l’évolution du paysage urbain d’Ife.

In this article, we present the preliminary results of the excavation of the site of Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀ in southwestern Nigeria. The preservation of 12th-13th century medieval levels under a modern house, in an area particularly affected by erosion, provides an illustration of the challenges of tropical archaeology. Among the most notable discoveries of the 2022 archaeological season, a succession of three distinct levels of potsherds pavements offers promising perspectives for the study of the evolution of Ife's urban landscape.

Situation et contexte des nouvelles fouilles

Localisation d’Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022 d’après Henri Lovejoy, African Diaspora Maps, Ltd 2019.
Fig.1 : Localisation d’Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022 d’après Henri Lovejoy, African Diaspora Maps, Ltd 2019.

La ville d’Ilé-Ifẹ̀1 au sud-ouest du Nigéria (fig. 1), a livré, depuis le début du XXe siècle, de nombreux sites archéologiques, témoins de son ampleur politique, culturelle et de son rayonnement ancien. La culture matérielle de prestige, en particulier les têtes en laiton et en terre cuite, a fait la renommée de cette ville communément désignée sous le nom d’Ife. Le contraste entre le nombre d’études archéologiques et le manque de publications des rapports de fouilles a déjà été pointé dans plusieurs publications [1, 2, 3]. Érigée en symbole de la ville médiévale d’Afrique en deçà du Sahara, il en a résulté un effet d’oscillation entre intérêt exceptionnel comparé à d’autres sites du golfe de Guinée et illusions sur l’étendue des savoirs historiques et archéologiques. Il n’en demeure pas moins qu’Ife a donné lieu à une agrégation d’études et de connaissances, assez uniques pour la région. En revanche, notre connaissance de l’architecture ancienne et notre compréhension de l’organisation de l’espace urbain en particulier pendant la période médiévale demeurent encore très lacunaires.  Les vestiges d’espaces bâtis anciens sont souvent difficiles à identifier et à interpréter. Plusieurs raisons peuvent expliquer ces difficultés : les vestiges de murs en terre sont difficiles à reconnaître en stratigraphie en climat tropical humide, l’érosion très forte du paysage, les travaux d’urbanisation moderne ainsi que le manque de politique de conservation. Pourtant l’omniprésence de certains éléments dans le paysage archéologique, notamment des fosses et des pavements en tessons de céramique et en pierres, indique qu’une véritable ingénierie urbaine était mise à l’œuvre pendant les périodes anciennes d’occupation de la ville.

Ces pavements forment de véritables mosaïques essaimées à travers la ville, qui en raison de l’érosion se retrouvent aujourd’hui exposées en surface. Ce qui reste visible aujourd’hui constitue les vestiges d’espaces considérés en général comme extérieurs, et constituerait ainsi, « en négatif », l’une des traces de l’architecture ancienne les plus accessibles. La diversité de leurs motifs et de leur qualité d’exécution reflète sans doute une multiplicité des fonctions (drainage de l’eau, stratégie contre l’érosion, hygiène, élément artistique, différenciation familiale, sociale, politique et religieuse des espaces, etc.) et même peut-être parfois non intentionnelles (utilisation comme espace sacré, zone de repérage géographique, etc.) qui ont pu leur être associées. Mais ces pavements représentaient sans conteste une solution d’aménagement durable de surfaces menacées par l’érosion provoquée par les pluies tropicales et par la pression anthropique sur les sols. Le récit le plus courant au sujet de l’histoire des pavements d’Ife raconte qu’ils sont le fait de la reine Luwo, qui est toujours célébrée lors d’un festival annuel à Ilé-Ifẹ̀ (fig. 2). Selon la tradition, Luwo aurait été la première et la dernière reine d’Ife qui aurait fait usage de la force pour imposer à la population d’Ife la construction de pavements pour protéger les rues pendant la saison des pluies [4].

Fig.2 : Procession des femmes de Luwo Compound pendant Luwo Festival et collecte des herbes qui serviront pendant la transe, d’Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022.
Fig.2 : Procession des femmes de Luwo Compound pendant Luwo Festival et collecte des herbes qui serviront pendant la transe, d’Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022.

Signalés par les archéologues au cours du XXe siècle, les pavements d’Ife ont commencé à faire l’objet d’une plus grande attention à partir des années 1990 [5]. À Ife, quelques fouilles ont permis d’en mettre au jour en contexte archéologique et à les situer comme des niveaux couvrant des couches des XIIIe - XIVe siècles (Willett et Chouin à Ìta Yemòó, Garlake à Woye Asiri et Obalara’s Land, Chouin à Odùduwà College) [1, 6, 7]. Malheureusement la plupart des pavements connus demeurent visibles en surface et ainsi séparés de leur contexte stratigraphique pour la période qui leur est contemporaine et pour les périodes ultérieures. Partant de ce constat, nous avons envisagé de nouvelles fouilles et de nous concentrer sur ces vestiges pour tenter de mieux comprendre leur place dans la stratigraphie d’Ife.

En août 2021, nous avons mené de nouveaux travaux pour évaluer le potentiel archéologique sur un site du centre de la ville, dans le quartier de Lújúmò Compound [8]. Ce site se situe non loin du palais de l’ọ̀ọ̀ni d’Ilé-Ifẹ̀, et porte le nom de Lújúmò en référence à un guerrier et chasseur d’éléphant connu dans la tradition orale. Celle-ci raconte qu’après s’être dévêtu de son couvre-chef, il réussit à tuer un éléphant par la seule force de ses incantations. Cette prouesse aurait émerveillé autant qu’effrayé le roi qui l’aurait alors posté derrière le mur d’enceinte pour défendre la ville (communication personnelle d’Adisa Ogunfolakan et Olatundun Ogunfolakan 2022). Il s’agit de ruines d’une maison effondrée le long desquels des fragments de pavements en céramique étaient visibles (fig. 3). Ce site abandonné est celui de la maison de la famille Ogunfolakan, qui situe son lignage dans la filiation de Lújúmò. Construite sans doute à la fin du XIXe siècle, il s’agit de la maison familiale de l’archéologue Adisa Ogunfolakan. Le site n’avait jamais fait l’objet de fouilles archéologiques avant cette présente étude, mais un pot en céramique contenant 13 cauris et des ossements animaux utilisés dans la divination de l’Ifa avait été retrouvé dans les abords de la maison et avait été décrit dans une publication [9]. Adisa Ogunfolakan observa pour la première fois des portions de pavements le long de la maison dans les années 1990 avant que celle-ci ne s’effondre vers 2010 (communication personnelle d’Adisa Ogunfolakan 2022). Peut-être entre intérêt scientifique, désir d'explorer et de mettre en valeur la mémoire familiale et volonté de tisser un lien entre traditions orales et archéologie, l’autorisation nous a été donnée de mener des fouilles sur ce site.  En fait, l’intérêt de travailler à Lújúmò Compound relevait d’au moins deux points particuliers : un intérêt archéologique et un intérêt heuristique.

D’abord, la présence de pavements sous les niveaux de la maison familiale indiquait l’existence de possibles niveaux domestiques antérieurs à la maison moderne. En général les travaux d’urbanisation récents ont l’effet de détruire les vestiges archéologiques et les pavements en particulier. Mais Lújúmò Compound offre un contre-exemple intéressant de travaux de construction qui ont eu l’effet inverse, en protégeant en partie les niveaux archéologiques sous-jacents de l’érosion. La zone autour des ruines de la maison est en effet entièrement érodée jusqu’à la roche mère et ainsi des pavements qui jonchaient autrefois les environs ont peu à peu disparu (communication personnelle d’Olatundun Ogunfolakan 2022). La maison puis ses ruines ont ainsi agi comme surface de protection des niveaux plus anciens de la même manière que cela a été observé avec le système de murs d’enceinte et ses talus du XIXe siècle qui ont préservé de l’érosion des couches médiévales, notamment sur les sites d’Ìta Yemòó et Oke Atan [2, 3].

Par ailleurs, travailler à Lújúmò Compound ouvre la possibilité de nourrir une histoire du site sur la longue durée. Sans céder pour autant à l’imaginaire d’une histoire continue sans hiatus, la possibilité de resituer l’étude dans la mémoire récente en rassemblant des récits oraux et des archives photographiques de la famille enrichit les perspectives.

Fig-3 : Vue générale du site de Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2021. À gauche : Vue des décombres de la maison avec les pavements apparaissant sous le niveau de sol moderne en ciment. À droite : Maison voisine en brique de terre avec des pavements apparaissant au niveau des fondations.

Fig-3 : Vue générale du site de Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2021.
À gauche : Vue des décombres de la maison avec les pavements apparaissant sous le niveau de sol moderne en ciment.
À droite : Maison voisine en pisé avec des pavements apparaissant au niveau des fondations.

1. Première saison (août 2021)

Durant la première saison de fouilles, des travaux préliminaires ont été menés afin de sonder le potentiel archéologique du site. Pour ce faire, nous avons nettoyé deux profils le long de la façade sud de la maison effondrée, de part et d’autre de l’escalier qui menait à l’origine à l’intérieur de la maison (fig. 4-5-6).

Fig. 4 : Plan général du site de Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2021.
Fig. 4 : Plan général du site de Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2021.

Le nettoyage de ces deux profils nous a permis de dégager un total de quatre portions de pavements à différents niveaux de profondeur (jusqu’à 35 cm de différence) ainsi que plusieurs fosses anciennes. Sur le profil sud-est, deux pavements se superposaient (fig. 5), observation stratigraphique qui a déjà été relevée dans l’archéologie d’Ife. Frank Willett par exemple observa la superposition d'un pavement en tessons de poterie et d'un pavement en pierres en 1962-1963 sur le site d’Ita Yemoo [1]. Toutefois, cette caractéristique stratigraphique reste encore à notre connaissance assez peu documentée. Elle pose toutefois des interrogations majeures pour notre compréhension de l’organisation de l’espace urbain ancien et de sa chronologie. Sur combien de temps s’étend la période pendant laquelle la ville a été pavée ? Plusieurs niveaux de pavements témoignent-ils d’épisodes successifs, sur plusieurs générations, de remblais de ces surfaces, jugées abîmées ou abandonnées puis de construction de nouveaux pavements ? Peut-on observer des évolutions de savoir-faire dans l’art et la pratique du pavage ?  

Quatre échantillons de charbons issus de ces deux profils ont été analysés par datation radiocarbone. Il nous a été malheureusement impossible de procéder à une analyse radiocarbone d’un échantillon provenant de la couche entre les deux pavements superposés, car l’unique charbon que nous ayons pu prélever s’est avéré trop petit. Deux analyses ont toutefois pu nous donner un terminus ante quem au XIIIe siècle pour la pose du pavement que nous appellerons « pavement # 1 » (fig. 5 - tab. 1). Nous avons également pu définir un terminus post quem à la fin du XIIe au milieu du XIIIe siècle pour la fosse visible sur le profil sud-est (fig. 5 - tab. 1). Sur le profil sud-ouest une autre potentielle fosse a également été dater d’une période post XIIIe siècle (fig. 6 - tab. 1).

Fig.5 : Profil sud-est de la façade sud de la maison effondrée et vue du « pavement # 1 » sous le « pavement # 3 », Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2021.

Fig.5 : Profil sud-est de la façade sud de la maison effondrée et vue du « pavement # 1 » sous le « pavement # 3 », Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2021.

Fig.6 : Profil sud-ouest de la façade sud de la maison effondrée, Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2021.
Fig.6 : Profil sud-ouest de la façade sud de la maison effondrée, Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2021.
Table 1 Datations AMS provenant de Lújúmò Compound 2021.
Table 1 Datations AMS provenant de Lújúmò Compound 2021.

2. Deuxième saison (août 2022)

En août 2022, la fouille s’est concentrée sur la partie sud de l’intérieur de la maison moderne effondrée. Une surface de 9,50 m sur 3,50 m a ainsi été dégagée jusqu’au niveau de sol en ciment qui correspond au niveau d’habitat de la maison de la famille Ogunfolakan. Après avoir retiré cette couche de ciment, un carroyage a été posé et un total de cinq unités a pu être partiellement fouillé : A (1 x 2 m), B (1 x 2 m), C (1 x 2 m), D (1 x 1,50 m) et E (1 x 2,5 m) (fig. 7).  

Fig.7 : Localisation des unités de fouilles. Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022.
Fig.7 : Localisation des unités de fouilles. Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022.

Les unités A et B et C et D ont d’abord été fouillées conjointement. Les premiers niveaux (20-30 cm sous le sol en ciment) contenaient la distribution de matériel la plus dense et diversifiée. Ces niveaux comprenaient notamment des cauris2, des tessons de poterie, des perles de verre, un bouton, du métal, des restes de faune, des coquilles d’escargots et des restes de noix de palme et des noix de Plukenetia conophora ("Nigerian walnut"). Ces strates contenaient également des pièces de monnaie de 1959 et 1973, un fourneau de pipe en kaolin importé, de la porcelaine et des éclats de bouteilles en verre, caractéristiques de la période d’introduction d’articles importés dans l’arrière-pays yoruba par l’économie coloniale britannique au début du XXe siècle [10, 11] (fig. 8). Les premiers niveaux fouillés dans les unités A et B reposaient contre des morceaux de fondations de la maison moderne (structure en terre enserrée dans un enduit en ciment) (fig. 9). Dans l’unité A, un pavement apparaît à environ 50 cm sous le niveau de sol en ciment de la maison moderne (pavement #2 sur le plan fig. 14). Au-dessus de ce pavement se trouvent des morceaux disparates d’un autre pavement dont il ne reste que des tessons isolés, correspondant aux reliquats du deuxième pavement visible sur le profil sud-est de 2021 (fig. 10) (pavement # 3 sur le plan fig. 14). À l’est de l’unité A, le pavement est coupé par un remplissage très meuble et humide qui s’est avéré être une sépulture qui n'a été fouillée que jusqu'au niveau supérieur des ossements (fig. 11). Il semble qu'il s'agisse d'une tombe relativement moderne, peut-être du XIXe siècle. De l’autre côté, le long de la façade nord de la maison (fig. 4) se trouvent les tombes d’ancêtres de la famille remontant au moins à deux générations. Il est donc vraisemblable que cette sépulture date d’une ou plusieurs générations en amont quand il était encore d’usage d’enterrer les morts à l’intérieur de l’espace domestique3.  Dans l’unité B, un autre pavement à la surface d’une surprenante forme convexe (au profil bombé) est apparu à environ 60 cm sous le niveau du sol en ciment de la maison et correspond au pavement #1 (fig. 14).

Fig. 8 Sélection provenant des quatre premiers niveaux des unités A, B, C et E, Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. 1. Pièce de monnaie, 1 Kobo (1973) 2. Pièce de monnaie de l’époque coloniale britannique, 1 penny (1959) 3. Fourneau de pipe, kaolin blanc (?), décor à la roulette. Production britannique pré 1915 (?) 4. Bouton possiblement en céramique blanche 5. 6. 7. 8. et 9. Perles, 10. et 11. Cauris, 12. Couteau. Léa Roth 2022.
Fig. 8 Sélection provenant des quatre premiers niveaux des unités A, B, C et E, Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀.
1. Pièce de monnaie, 1 Kobo (1973) 2. Pièce de monnaie de l’époque coloniale britannique, 1 penny (1959) 3. Fourneau de pipe en kaolin, décor à la roulette. Production britannique pré 1915 (?) 4. Bouton possiblement en porcelaine 5. 6. 7. 8. et 9. Perles de verre 10. et 11. Cauris coupés, troués et intacts 12. Couteau. Léa Roth 2022.
Fig. 9 Pot en place sous le mur de la maison moderne, unité B, niveau 5, Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022.
Fig. 9 Pot en place sous le mur de la maison moderne, unité B, niveau 5, Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022.
Fig.10 Pavements, unité A, niveau 5, Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022.
Fig.10 Pavements, unité A, niveau 5, Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022.
Fig.11 Sépulture, unité A, niveau 8, Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022.
Fig.11 Sépulture, unité A, niveau 8, Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022.

Parallèlement, deux autres unités (C et D) ont été ouvertes dans l’objectif de sonder le côté sud-ouest de la maison, où d’autres portions de pavements avaient été vues en coupe en 2021. Dans l’unité C, le pavement apparaît à environ 12 cm sous le sol en ciment de la maison. Il a une forme intrigante avec un côté en arc de cercle délimité par une rangée de tessons surélevés (fig. 12). Il semble qu’une action postérieure, peut-être le creusement d’une fosse ait, là aussi, coupé le pavement. Dans l’unité D, un petit morceau de pavement apparaît quasiment en surface sous le sol en ciment qui avait été retiré. Les premiers niveaux du reste de l’unité se caractérisent par un sol de remplissage meuble et rougeâtre foncé avec des pierres de tailles moyennes et des taches de cendre. Les premiers niveaux des unités C et D montrent ainsi beaucoup de traces de perturbations liées aux activités domestiques récentes sur le site. Le prolongement de l’une des deux portions de pavements mises au jour sur le profil sud-ouest de 2021 a été retrouvé dans l’unité C et partiellement dans l’unité D, mais le deuxième pavement n’a pas pu être atteint cette année (fig. 4-6). En raison des restrictions liées au temps, nous nous sommes ensuite concentrés sur la zone de l’unité A et B.

Fig.12 Pavement, unité C, niveau 3, Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022.
Fig.12 Pavement, unité C, niveau 3, Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022.

L’élargissement de la zone des unités A et B par l’abaissement des bermes 1, 2 et 3 (fig. 7) nous a permis de mieux comprendre la succession des différents niveaux de pavement. Ce sont donc au total trois couches de pavements en tessons de céramique arrangés en chevron (« herringbones pattern ») qui se superposent : le pavement #1 puis le pavement #2 et les reliquats du pavement #3. Le pavement #1 qui présente sur une partie une forme convexe est celui qui semble de la facture la plus régulière. Il est recouvert du pavement #2 d’une facture un peu plus grossière qui a été partiellement coupé par le creusement ultérieur d’une tombe. Enfin, au-dessus du pavement #2, sont encore visibles par endroits les restes d’un autre pavement (#3). Il paraît cohérent que ce soit ce dernier pavement qui soit le moins bien conservé, car il est celui qui a été exposé en premier aux travaux de constructions modernes voire à l’érosion avant que la maison ne soit construite (fig. 13-14).

Fig.13  Trois niveaux de pavements en tessons de céramique superposés, Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022
Fig.13  Trois niveaux de pavements en tessons de céramique superposés, Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022

L’unité E a été ouverte dans l’objectif d’explorer les niveaux médiévaux protégés par les pavements, d’avoir une première vue en coupe des niveaux inférieurs au pavement #1 de forme convexe et de dégager une colonne stratigraphique sous le pavement # 3. Nous avons choisi d’emplacement de l’unité E à l’un des rares endroits où nous n’avions pas à démonter de pavement pour accéder aux niveaux inférieurs. Cette unité a permis de mettre au jour trois fosses que nous avons fouillées séparément. Les fosses PII et PIII se situent là où le pavement #1 présente des incurvations, ce qui pourrait être une explication de la forme intrigante du pavement (fig. 14-15). La zone accessible dans l’unité E des deux fosses a pu être fouillée complètement tandis que le fond d’une troisième fosse (PI), plus profonde, n’a pas pu être atteint lors de la saison 2022. La fosse PI présente un remplissage meuble, humide et charbonneux, une grande concentration de pierres de moyenne à grande taille, une grande quantité de tessons de poterie ainsi qu’un peu de matériel lithique (notamment probablement une molette de mortier). Les trois fosses sont séparées par un sol argileux rouge très compact et sans matériel anthropique qui pourrait correspondre à une couche stérile en amont de la roche mère, dans laquelle les fosses ont été creusées.

Fig.14 Plan horizontal de la fouille avec la distribution des trois niveaux de pavements ainsi que la localisation de l'unité E et des trois fosses, Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022.
Fig.14 Plan horizontal de la fouille avec la distribution des trois niveaux de pavements ainsi que la localisation de l'unité E et des trois fosses, Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022.
Fig. 15 Vue générale de la fouille à la fin de la saison 2022, Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022.
Fig. 15 Vue générale de la fouille à la fin de la saison 2022, Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022.

En conclusion, cette fouille a permis la mise au jour inédite de trois niveaux de pavements superposés ouvrant des perspectives sur la compréhension du paysage urbain de l’Ife médiévale et de son évolution. Si ce n’est pas la première fois que des pavements superposés ont été observés à Ife, c’est peut-être la première fois que trois niveaux successifs sont apparus en fouille avec une stratification aussi claire (fig. 16). Dans l’ensemble, en plus du mobilier moderne déjà énuméré ci-dessus, la fouille d’août 2022 a livré environ 7300 tessons de poterie ainsi qu’un peu de matériel lithique qui seront analysés lors d'un prochain séjour. Des échantillons de charbon sont en cours de datation et nous permettront d'affiner la chronologie du site et notamment des différents niveaux de pavements. La sépulture ainsi que la fosse PI devront également faire l’objet d’une nouvelle campagne de fouilles. La surface fouillée qui s'étend aujourd'hui sur un peu plus de 10m2 pourra être agrandie à l'ensemble de la maison en ruine.

Fig.16 Vue schématique de la stratigraphie, Lujumo Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022.
Fig.16 Vue schématique de la stratigraphie avec une estimation de la chronologie, Lujumo Compound, Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022.
Fig.17 Équipe de la fouille à Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀, 2022.
Fig.17 Équipe de la fouille à Lújúmò Compound, Ilé-Ifẹ̀, 2022. En bleu, Adisa Ogunfolakan, qui vécut toute son enfance dans cette maison désormais en ruine et qui recouvre des niveaux médiévaux bien conservés.

Notes de bas de page 

(1) L'orthographe yorùbá du nom « Ilé-Ifẹ̀ » (avec point souscrit et accents tonals), est utilisée pour se référer à la ville moderne et actuelle tandis que l’abréviation commune « Ife » est utilisée pour se référer à l'Ife médiévale, ou en général à la ville comme objet historique sur la longue durée. Cette proposition orthographique bien qu’imparfaite permet de répondre au manque d’homogénéité de l’écriture de ce nom dans l’historiographie et est un moyen d’énoncer plus simplement la distinction entre la ville moderne et la ville médiévale. Les auteurs anglophones (y compris yorubaphones) ou francophones en particulier ont eu tendance à utiliser de manière injustifiée l’abréviation Ife et à omettre ou confondre les accents.

(2) Ce matériel est en cours d’étude. La diversité des cauris (coupés, troués ou intacts) suggère qu'en dehors d’une potentielle utilisation comme moyen d’échange, les cauris ont pu être utilisés comme éléments esthétiques dans des vêtements et parures ainsi que dans des contextes rituels, comme peuvent en témoigner certaines concentrations découvertes.

(3) Dans l'attente de prochaines fouilles, nous postulons qu'il s'agit d'une sépulture récente, courant XIXe siècle, dont le creusement aurait traversé le pavement médiéval. Les niveaux domestiques de la maison moderne sont très proches du niveau de remplissage de la tombe. De même, les os paraissent relativement bien conservés, contrairement à ceux retrouvés dans des contextes plus anciens, dans un environnement géologique très acide. L'hypothèse d'une tombe postérieure au XIXe siècle nous paraît en revanche exclue en raison de l'observation de plusieurs générations de sépultures identifiables par la famille Ogunfolakan à l'extérieur de la maison ainsi que du témoignage d'Olatundun Ogunfolakan, âgée aujourd'hui de plus de 90 ans qui ne connaissait pas l’existence de cette tombe.

Remerciements 

Je suis reconnaissante à la Fondation Martine Aublet sans qui je n’aurais pu mener à bien mes recherches de terrains. Je remercie également l’Università degli Studi di Pavia et l’école doctorale de l’Université Paris 1 pour son soutien académique et financier durant mes années de doctorat ainsi que le financement de datations radiocarbones.

J’adresse mes plus amples remerciements à Gérard Chouin, pour ses encouragements, ses conseils quotidiens dans la supervision de cette étude ainsi que pour sa confiance. Je remercie Marie-Laure Derat, Maurizio Harari et Geoffroy de Saulieu pour leur soutien et leurs conseils éclairés. Cette étude a été permise grâce à Adisa Ogunfolakan, « enfant d’Ife » aux connaissances précieuses sur sa ville, il m’a toujours donné de son temps pour guider mon travail. Toute ma gratitude va également à l’ensemble de la famille Ogunfolakan qui a accepté qu’une étrangère passe plusieurs semaines dans l’intimité de leur ancienne maison familiale. Je remercie en particulier Olatundun Ogunfolakan pour avoir accepté de partager ses souvenirs des lieux.

Enfin, je dois tout particulièrement ce travail à l’équipe formidable avec laquelle j’ai travaillé en août 2022 (fig. 17). À Emmanuel Adeara, Stanley Osinachi Nwosu, Timothy Adoyokun, Adesiyan Ademola, Adeniyi Kehinde et Emmanuel Fehintola. Toute ma gratitude va également à Boluwaji David Ajayi pour le travail de terrain que nous avons fait ensemble en août 2021. Un grand merci est adressé aussi Joseph Ayodokun et Tolulope Victor Omotoso pour leur aide logistique essentielle. Je voudrais également remercie l’IFRA Ibadan, Martin Mbella, Vincent Hiribarren et Juliette Refle pour leur aide lors de mes derniers séjours au Nigéria. Enfin, je remercie l’ensemble des membres de la mission archéologique Ife-Sungbo qui ont rendu possibles ces recherches et les habitants d’Ife qui ont assuré leurs bons déroulements.

Références 

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[3] Chouin G. Sous les tropiques, la ville : repenser l’urbanisation dans le Golfe de Guinée avant le XVIe siècle. Histoire urbaine, 63, 2021, 23-45.

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[9] Ogunfolakan A. The potential value of ‘Oriki’ (praise Poem) in settlement archaeology in Yorubaland.  West African Journal of Archaeology, 32, (2), 2002, 97-123.

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[11] Ogundiran A. Material Life and Domestic Economy in a Frontier of the Oyo Empire During the Mid-Atlantic Age. The International Journal of African History, 2009, 351-385.

A lire aussi

Fig.1 : a. Vue générale du Hounzin
Fig.1 : Hounkplezen (MNHN-E-2009.19.2 - Fond Chauvin, MNHN).
Fig.1 « STOP ! Propagation de l’infection – COVID-19 », affiche du Ministère de la Santé, du Travail et du bien-être au Japon représentant le yōkai Amabie, 2020. Illustration disponible sur le site https://www.mhlw.go.jp
Fig.1   Lunsar, Sierra Leone, 24 juin 2015 : l'équipe prend en charge un individu décédé de maladie à virus Ebola, afin de procéder à un « enterrement sécurisé ».
Fig.1 a  Vòdũn Gambada Koffi fumant une cigarette (Abomey)
Fig.1 Carte de localisation du Mänz. Fond de carte : Google Earth
Fig.1 a  Cliché de la céramique - Vue extérieure
Redécouvrir le site de Bahía Maldonado (27°S)
Technical expressions and societies in Southern Africa at the Pleistocene - Holocene transition
Fig. 1 : Carte de la vieille ville par la Jerusalem Development Authority. Crédits : Site officiel de la JDA https://www.jda.gov.il/en/אגן-העיר-העתיקה/
Fig.1 : Carte géographique du Bénin
Fig. 1 :  Conscrits Ex-combattants participant à la journée de protestation devant le Congrès de la République du Pérou. Cliché: C. Granados (Lima, septembre 2019).
Fig. 1 :  L’élaboration de tortillas au foyer à partir de masa fraîche (maïs broyé), visible en arrière-plan, 2022. Photo de Morgan Jenatton
Fig. 1 : Croquis. Localisation de San Juan, le « centro poblado », un hameau du Sumapaz, territoire rural de 780 km2 appartenant à Bogota, capitale de la Colombie.
Tab.1 : Exemples de variations phoniques en quichua d'Imbabura et en quicha normalisé.
Fig.1 : Buffle solidement attaché à l’aide de cordes, prêt à être mis à mort
Fig. 1 :  Famille chibcha (Chamoreau 2020, adapté de Constenla Umaña 2012)
Fig. 1 : Entretien avec un griot traditionnel, 2020 © Gabriel II A-Avava Ndo
Fig. 1 : La commune de San Juan Cancuc et ses communautés
Fig 1 : Localisation des sites de Chengue, Pueblito et Ciudad Perdida dans l'Aire Tairona en Colombie

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