Etendre le domaine de la lutte & réduire le domaine des morts : chroniques du front d’un cimetière palestinien
Expanding the realm of the fight & reducing the territory of the dead: chronicles of a Palestinian cemetery in crisis in East Jerusalem
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Clémence Vendryes (IREMAM/Ifpo)
clemence@vendryes.fr
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Récit de terrain
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Clémence Vendryes (IREMAM/Ifpo). Etendre le domaine de la lutte & réduire le domaine des morts : chroniques du front d’un cimetière palestinien. Antipodes, Annales de la Fondation Martine Aublet. 6 juin 2022. https://doi.org/10.48728/antipodes.220115
RESUME / ABSTRACT
Ce récit de terrain se concentre sur un moment de crise autour d’un cimetière pour la communauté palestinienne de Jérusalem-Est. Les autorités israéliennes qui occupent et gouvernent Jérusalem-Est ont décidé de réaménager une sous-section du cimetière musulman de Yosefiya pour en faire un parc public. Ce chantier urbain est venu questionner la définition du cimetière d’un point de vue fonctionnel et politique pour les deux partis en présence : les acteurs israéliens en charge de l’aménagement de Jérusalem et les habitants palestiniens à qui appartient le cimetière.
Pour les autorités israéliennes, les mètres carrés ciblés doivent être désacralisés et transformés en espace vert dans le cadre de la valorisation de la vieille ville, tandis que pour les Palestiniens musulmans, cette zone du cimetière a toujours une fonction funéraire et le chantier vient profaner les restes humains qui y reposent. Dans le cadre du conflit israélo-palestinien, les deux fonctions évoquées ne sont pas compatibles, puisque la première a pour objectif d’effacer la seconde. Le chantier a donc fait émerger un moment agonistique autour des limites symboliques et fonctionnelles du cimetière. Les effets les plus visibles en sont ses limites concrètes, les transformations ont néanmoins eu des effets internes. Yosefiya est devenu une arène, où la définition du cimetière elle-même a été renégociée par une série de gestes, de performances et de bricolages. Ce récit propose une micro-géographie et une étude de la gestuelle autour des tombes musulmanes du cimetière de Yosefiya, au plus près du lieu saint de Haram al-Sharif pour les musulmans, du Mont du Temple pour les juifs et de l’ensemble de la vieille ville pour les chrétiens.
The fieldwork story focuses on a paroxysmal moment for the Palestinian community of East Jerusalem. The local Israeli authorities occupying and governing East Jerusalem decided to rearrange and convert a subsection of the Muslim cemetery of Yosefiya into a public park. This work site questions the very definition of a cemetery, from a functional and political point of view, for both parties in presence: the Israeli operators in charge of the urban planning in Jerusalem and the Palestinian inhabitants who use the graveyard.
From the Israeli point of view, the few hundred meters square of green space have to be desacralized and better integrated in the scenery of the touristic old city. As for the Palestinian inhabitants, this subsection of the graveyard is still sacred and used for the eternal rest of their dead. Within the scope of the Israel-Palestinian conflict, those two functions are not compatible, first because of the monopolistic function of the confessional cemeteries in Israel-Palestine and secondly because the goal of the park is to erase the first function of the muslim graveyard. This story gives a micro-geography of Yosefiya graveyard on the course of two months: the way words, movements and actions are performing others versions of the graveyard, one of the holiest in the Muslim world, for it is a few meters away from Haram al-Sharif or Temple Mount for the Jews.
MOTS-CLEFS / KEYWORDS
TEXTE INTEGRAL
Introduction
En octobre 2021, les réseaux sociaux palestiniens ont commencé à relayer des travaux menés par la Municipalité de Jérusalem au sein d’un petit espace vert funéraire qui appartient au cimetière de Yosefiya, attenant aux remparts orientaux de la veille ville de Jérusalem. Pendant plus d’un mois, le cimetière de Yosefiya a été ajouté à la liste des lieux de contestation palestinienne et d’affrontement avec les forces de sécurité israélienne1. Les ouvriers israéliens aménagent un parc, tandis que les mobilisations palestiniennes spontanées ou organisées viennent rappeler qu’il s’agit d’un cimetière. Les deux groupes en présence n’ont pas la même interprétation passée, présente et future d’un même lieu. Le point de contact entre les deux versions spatiales a évolué au fur et à mesure du coeur du chantier qui a duré environ deux mois, d’octobre à novembre 2021. L’interface entre le parc en cours d’aménagement et le cimetière en cours de réduction, voire d’effacement, a créé une prolifération de frontières entre deux espaces, deux fonctions. Cette interface a été actualisée de manière plus ou moins violente allant des échanges de paroles à des affrontements physiques avec les forces de sécurité israéliennes.
Les murs du cimetière délimitent autant un espace funéraire de repos éternel qu’une communauté, et donc une identité. Le cimetière est un lieu performatif, il permet aux habitants de s’identifier à une communauté partageant des mêmes valeurs communes, culturelles par l’esthétique et religieuses par les rites. En occupant la terre, le cimetière offre des ressources spatiales et symboliques pour rendre visible et faire exister un groupe identitaire. En tant qu’infrastructure, le cimetière est une « multitude de réseaux physiques et numériques, humains et techniques » entretenus par la volonté des vivants autour de leurs morts [1]. Pour qualifier cet espace mouvant et conflictuel, j’utilise l’expression « espace vert funéraire » afin de faire co-exister les deux fonctions en compétition.
Etudiant les politiques coloniales de dépossession, les sciences sociales ont démontré que la dimension religieuse et culturelle d’un cimetière rend lisible la présence d’un groupe minoritaire dans un espace où il est opprimé, voire menacé d’extinction et de destruction [2-6]. Dans le cadre de l’occupation et de la colonisation israélienne, Saree Makdisi parle même de double-effacement : il s’agit d’effacer toute présence palestinienne, puis tout vestige de cette même présence. Il s’agit de camoufler les actes de destruction qui pourrait contredire la narration israélienne officielle qui érige un État exclusivement juif [7-8]. S. Makdisi explique comment l’architecture coloniale israélienne a pour but d’effacer ce qui préexistait plutôt que de créer du neuf. Or le cimetière a une fonction radicalement opposée : il fait exister ce qui a déjà disparu, les vivants y entretiennent un patrimoine matériel et immatériel. Le cimetière musulman de Yosefiya a été contrecarré dans sa fonction primaire, qui doit permettre aux morts musulmans de demeurer à l’horizon du Jugement Dernier afin d’atteindre le Paradis, au profit d’une architecture paysagère qui efface et judaïse un patrimoine historique et contemporain.
I. Frontières vertes : où est Jérusalem Est ?
L’intensité de la crise politique et de la mobilisation populaire palestinienne autour du cimetière de Yosefiya est liée à la valeur symbolique, religieuse et politique de Jérusalem, unique ville sainte juive, troisième ville sainte musulmane, capitale politique effective de l’État d’Israël et capital politique revendiquée par l’Autorité Palestinienne qui siège à Ramallah en Cisjordanie. L’enjeu pour les aménageurs israéliens est de taille : Yosefiya est au coeur du bassin sacré de Jérusalem2. Ils ont pour responsabilité de valoriser les alentours de la vieille ville en servant trois objectifs : la judaïsation d’un patrimoine architectural et historique très divers, l’homogénéisation de Jérusalem-Ouest et Jérusalem-Est afin d’effacer la frontière historique et politique de la ligne verte 3 et la mise en tourisme irénique d’une ville dont le rayonnement se veut mondial4.
Le chantier qui a eu lieu en octobre-novembre 2021 n’est pas un épiphénomène, il s’inscrit dans une longue suite d’aménagements du bassin sacré de Jérusalem et plus spécifiquement autour des deux cimetières musulmans qui s’étendent au pied des remparts orientaux de la vieille ville. Yosefiya occupe le tiers nord des remparts à l’est de la vieille ville de Jérusalem, de la porte des Lions au sud à l’angle nord-est de la vieille ville. Le cimetière épouse la forme de la colline qui surplombe la vallée du Cédron, qui sépare la vieille ville du Mont des Oliviers à l’est. Le cimetière de Yosefiya se trouve dans la continuité du cimetière de Bab ar-Rahma qui occupe les deux tiers sud, de la porte des Lions au coin sud-est de la vieille ville vue de l’extérieur — et le long de l’esplanade des mosquées Haram al-Sharif vu de l’intérieur. Le rempart est donc occupé dans toute sa longueur par ces deux cimetières musulmans.
Le cimetière de Yosefiya est entouré à l’est par une route et à l’ouest par un chemin piéton qui rase le pied des remparts. La limite nord-ouest est marquée par un large parking qui sépare les remparts de l’espace vert funéraire. La limite nord du parking donne directement sur la rue Sultan Suleiman, un axe routier important de Jérusalem Est. Le cimetière est clairement délimité par des murs sur l’ensemble de son périmètre. Cependant à l’intérieur du cimetière se trouve un espace en pleine terre, presque non construit, à l’exception de quelques tombes et d’un monument commémoratif dédié aux soldats jordaniens. Cet espace en hauteur est caractérisé par un dénivelé d’environ de 34 mètres d’ouest en est (751m-718m). Il n’est accessible que depuis le parking. Les aménagements d’octobre-novembre 2021 de la part des autorités israéliennes viennent exploiter cette disparité dans l’aménagement du cimetière.
L’aménagement interne du cimetière comporte une division partielle avec le reste du domaine funéraire. Sur les cartes urbaines, cette division interne n’apparaît pas. Or à l’intérieur même de ce périmètre se trouve un espace majoritairement vide : quelques tombes, un monument aux morts, et majoritairement de la terre grise, des blocs de pierre et des arbres. L’habillage habituel des cartes de Jérusalem ne fait apparaître qu’une seule entité territoriale au nord de la Porte des Lions : le cimetière de Yosefiya. Cela permet de défendre l’idée que cet espace est réservé à une fonction funéraire unique. Cet effet de continuité est renforcé par une cartographie qui dessert parfois la reconnaissance spatiale et politique du cimetière. A l’échelle du cimetière, cet ensemble est souvent colorié en vert. Les cartes touristiques israéliennes représentent des « espaces verts » le long des remparts orientaux. Ils font en effet partie du Parc National des Remparts de Jérusalem géré par la Direction des Parcs Nationaux (DNP). Ce parc reprend le projet du mandat britannique de conserver une ceinture verte et patrimoniale autour de la vieille ville de Jérusalem, pour protéger ce qui a été défini comme son « bassin sacré ». Les parcs nationaux israéliens protègent la plupart du temps des sites archéologiques, mais ils ont aussi un rôle de réserve naturelle. Dans le cas des remparts, les espaces verts du Parc correspondent à quelques arbres et quelques mètres carrés de gazon. Les cimetières de Yosefiya et Bab ar-Rahma font partie des 1 115 dunums soit 1 km2 du Parc National des Remparts de Jérusalem, proposé dès 1968 et validé en 1974. Le parc englobe les remparts de la vieille ville, le quartier de Silwan où se trouve le site archéologique de la Cité de David et une grande partie du Wadi Hilweh — ce qui explique son nom intégral de Parc National des Remparts de Jérusalem et de la Cité de David. En englobant deux cimetières musulmans actifs, la direction du Parc peut leur imposer des règles de protection urbaine ou paysagère sans lien avec leur fonction funéraire et mieux en contrôler la gestion, l’entretien et le développement. Requalifier un cimetière d’espace « vert » permet de lui refuser son statut identitaire, confessionnel et de le neutraliser dans le paysage et dans les représentations. Cet effet discriminant est visible sur les cartes touristiques en comparant le cimetière juif du Mont des Oliviers, représenté comme un espace urbanisé, tandis que les deux cimetières musulmans qui lui font face de l’autre côté de la vallée du Cédron sont des espaces verts.
C’est pourquoi les travaux menés par la Municipalité de Jérusalem et de la DPN sont à la fois facilités par une telle requalification urbaine et justifiés par une fonction « d’espace vert » qui nécessite quelques aménagements. Le chantier mené à l’automne 2021 joue ouvertement sur cette faille : une stratégie d’autant plus visible que les travaux ont été menés dans une sous-section du cimetière dont l’apparence s’apparente davantage à un espace vert qu’à un cimetière urbain dense. Il y a clairement une rupture dans le paysage — et dans l’aménagement du cimetière. Cette « zone grise » — ou plutôt « zone verte » — exploitée par la Municipalité de Jérusalem et la DNP comporte au nord, le monument commémoratif aux soldats jordaniens tombés au combat et au sud, quelques tombes alignées, plutôt récentes, le long d’un muret qui sépare l’espace « vert » du cimetière per se, signalisé par une large porte, des murs de pierre de plus d’un mètre de hauteur à l’entrée et des inscriptions indiquant qu’il s’agit d’un cimetière. Entre la limite nord et la limite sud marquées par ces constructions, le reste du cimetière n’est pas occupé de manière « construite » ou du moins « visible », il est resté en pleine terre, parsemé d’arbres. Selon la DNP, les tombes les plus récentes ont été illégalement construites dans cet espace hors du cimetière5.
Un des seuls organismes à marquer une limite entre les deux types d’espace à l’intérieur du cimetière de Yosefiya (Fig. 1) est la Jerusalem Development Authority, l’Autorité en charge du Développement de Jérusalem (JDA6). La séparation entre les deux espaces est actée par une différence cartographique dans la couleur des deux zones. Les deux cimetières musulmans sont représentés avec un vert légèrement plus clair que les espaces verts per se. Ils sont de la même couleur que le cimetière juif du Mont des Oliviers et leur fonction funéraire est précisée dans la légende « Cemetery ».
Cette carte est reproduite sur des panneaux signalétiques tout autour de la vieille ville, contribuant à la continuité entre Est/Ouest et la mise en tourisme d’espace polémiques. On peut observer le long des remparts, à l’est, le changement de vert dans le coin nord-est du cimetière de Yosefiya alors qu’il ne s’agit pas d’un espace vert, mais funéraire, pour les musulmans en charge du cimetière.
Dans leur page de présentation de leur mission à Jérusalem, la JDA identifie quatre domaines d’action principaux (Fig. 2). Il est intéressant de constater qu’au lieu d’être inclus dans la partie marron « Assurer la préservation de la culture construite (patrimoine matériel) de la vieille ville et de son bassin », les cimetières musulmans sont de facto intégrés à la logique environnementale de la partie verte « Développer des espaces verts ».
Crédits : Capture d’écran d’un extrait de la page « Fields of Activity » > « Old City Basin » « HaGan Ha’Ir HaAtika »
https://www.jda.gov.il/en/אגן-העיר-העתיקה/ [consulté le 10/01/22]
Le gouvernement israélien et la municipalité de Jérusalem ont investi des millions de shekels dans un plan de développement pluri-annuel du bassin sacré de Jérusalem.
L’argument d’une incompréhension culturelle et religieuse entre les aménageurs israéliens juifs et les habitants palestiniens musulmans n’est pas valide car le judaïsme, tout comme le christianisme, exige de respecter l’intégrité des corps pour la résurrection finale. L’Islam n’est pas aussi strict sur le traitement des corps enterrés, mais ils doivent également être déplacés uniquement en cas de force majeure. Le traitement des cimetières chrétiens et musulmans par les autorités israéliennes relève donc du double-standard [9]. La discrimination envers le patrimoine funéraire musulman correspond à une logique systématique d’effacement de la présence palestinienne à Jérusalem.
II. Frontières externes : où est le cimetière ?
Les frontières précédemment évoquées relèvent de la planification urbaine et de la gestion d’espace de manière monofonctionnelle. Au cours du chantier, de multiples lignes de négociation et de confrontation se sont superposées et entremêlées. La conversion d’un espace funéraire en espace vert a été menée de manière unilatérale : une unilatéralité actée dans une décision imposée par la gouvernance urbaine israélienne aux habitants et responsables palestiniens, dans une conception de l’espace qui ne peut avoir qu’une seule fonction à la fois. Le réaménagement autoritaire du cimetière par la Municipalité et la DNP face à des autorités palestiniennes locales impuissantes pose la question de la limite du cimetière : où commence et où finit le domaine des morts ? Le point de départ de ce chantier est que le cimetière est stratégiquement considéré et réaménagé comme un espace vert par un parti et vu et utilisé comme un espace funéraire par un autre. Murs, murets et portes correspondent aux logiques de fermeture et d’ouverture qui ont évolué au fur et à mesure du chantier, délimitant et redéfinissant les limites de Yosefiya.
Entre le parking et l’espace vert funéraire se tient un mur d’environ 70 cm de haut, qui relie l’escalier donnant sur la rue à la porte d’entrée nord du cimetière. Le muret est percé par un escalier latéral au nord, permettant un accès direct sur le monument du Soldat Inconnu pour les martyrs jordaniens. Le chantier de l’automne 2021 a été lancé un an et demi après la fin d’un chantier qui avait déjà duré de longs mois pour aménager un chemin piéton de la porte des Lions au coin nord-est de la vieille ville. Le sentier empierré est large de quelques mètres entre la limite occidentale du cimetière de Yosefiya et le pied des remparts, il débouche au nord sur le parking et au sud sur une volée de marches qui donne directement sur la Porte des Lions. L’escalier d’accès au cimetière depuis Sultan Suleiman avait été complètement refait à la faveur de la fin des travaux de cette promenade. Or le coup d’envoi du nouvel aménagement a été lancé presque un an auparavant : en décembre 2020, un bulldozer a détruit un escalier rénové qui n’aura servi que quelques mois. Au printemps 2022, l’escalier n’a toujours pas été refait. Cela fait deux ans que les restes de l’escalier broyé se répandent sur le trottoir, jusqu’à le rendre parfois impraticable. Les graviers se déversent jusqu’au carrefour voisin. Le trottoir est régulièrement nettoyé, mais l’écoulement des débris reprend aussitôt et rappelle constamment la présence menacée du cimetière juste à côté d’une rue animée du centre de Jérusalem. La terre et les cailloux étendent le domaine de la lutte du cimetière.
À l’inverse de cette présence éparpillée qui ne cesse de s’étendre, l’espace vert funéraire est devenu de plus en plus hermétique au fur et à mesure de l’avancée du chantier et de la montée des tensions entre les habitants de Silwan et Wadi Joz, les ouvriers et les forces de sécurité affectées à la surveillance du chantier. Dans le même élan, la fonction du grand espace vide entre l’espace « vert » et les remparts, un sol goudronné avec un accès direct sur la rue Sultan Suleiman, a été officialisée comme parking. C’est un ancien espace de marché. Le parking a été aménagé avec une nouvelle barrière qui permet de bloquer l’accès à la rue et une tente en plastique qui sert de guérite au gardien.
Les logiques d’ouverture et de fermeture sont dictées par la DNP. Les deux cimetières de Bab ar-Rahma et Yosefiya sont ouverts au public sur ses ordres. À en croire les voeux du Waqf, de Jérusalem, autorité religieuse musulmane en charge de tous les lieux sacrés, les portes des cimetières seraient fermées si le Waqf en avait le choix. Dans sa partie attenante à la porte nord du cimetière, le mur a été ouvert au bulldozer afin de ménager un accès assez large aux véhicules de chantier. Cette ouverture a permis dans un premier temps une grande affluence d’observateurs et de militants. Des grappes de personnes se promenaient dans le cimetière à toute heure de la journée pour en documenter les transformations. La brèche créée dans le mur pour l’avancée du chantier a été peu à peu refermée afin d’en interdire l’accès aux Palestiniens. Au bout d’une semaine, la rue-balise a été tendue pour signifier qu’il n’était plus autorisé de venir sur le chantier, une limite plus symbolique qu’effective. La rue-balise traînait au sol la plupart du temps et l’interdiction tenait plus à la présence d’une dizaine de soldats et de policiers qu’au balisage de l’espace. La rue-balise a été remplacée par une barrière à deux battants, faite de tôle grise, sur laquelle a été peint à main levée en hébreu « אין חניה », « Ein Khania » « pas de parking » avec le symbole du code de la route correspondant. Les soldats ont continué de filtrer les entrées.
Cette fermeture a été redoublée par l’installation de barrières ocres tout autour du cimetière, plantées dans la prolongation des murs préexistants, qui n’empêchaient pas un franchissement relativement aisé. Des barrières ont également été ajoutées sur le muret qui séparait partiellement la partie dense du cimetière de l’espace vert funéraire. Au sud, la présence d’un mur interne au cimetière est davantage dû au changement de niveau du sol qu’à une séparation fonctionnelle, il disparaît au fur et à mesure que le dénivelé s’adoucit, jusqu’à disparaître. Les nouvelles barrières créent donc une séparation supplémentaire, elles continuent dans l’axe du mur jusqu’en bas de la pente. Il n’est plus possible de passer d’un espace à l’autre depuis l’intérieur du cimetière. Les grilles sont soutenues par des piliers plantés en diagonale dans la terre. Pour les maintenir en terre, les ouvriers ont coulé du mortier. À certains endroits, les tas grumeleux avoisinent de très près les tombes. Du côté du parking, la séparation a été redoublée par des panneaux en hébreu sur les barrières, un alphabet qui marque symboliquement le paysage palestinien et arabophone de Jérusalem Est. Les panneaux indiquent « DANGER ! Interdiction d’entrer ». Du point de vue de l’usage de l’espace, la municipalité de Jérusalem et la DNP ont fermé et récupéré une partie du cimetière de Yosefiya.
Cette partie du récit essaye de rendre compte de l’évolution de la limite symbolique et matérielle entre l’espace vert et l’espace funéraire, en étudiant les ouvertures et fermetures forcées du cimetière. Cependant, à l’échelle du cimetière, l’espace liminal entre territoire des morts et parc public est à son tour redessiné par les actions des parties en présence. Les frontières internes du cimetière fixées ou performées par les différentes acteurs, palestiniens ou israéliens ont créé une géométrie variable du cimetière — qui reste ouverte.
III. Frontières internes : où sont les morts ?
La première étape du chantier a été de terrasser le futur jardin. Deux tractopelles ont étalé une terre apportée de l’extérieur — un travail de plusieurs jours. La couleur fraîche et presque rouge de la terre tranche avec la poussière grise-ocre du cimetière. Iyad, un habitant de Silwan, me montre les photos qu’il a prises7, il insiste sur la différence de couleur entre les deux terres pour me prouver que la rouge est un apport exogène. A ce moment-là, la nouvelle frontière se joue entre la nouvelle terre rouge et l’ancienne terre poussiéreuse de Jérusalem.
Le chantier et la terre rouge avancent progressivement et une limite de plus en plus visible est matérialisée entre la partie nouvelle « verte » du cimetière et les quelques tombes le long du muret sud afin de les protéger. Elle est composée de quelques barrières métalliques, comme celles utilisées pour la circulation, de rue-balise et de tas de pierres. Cette frontière bricolée n’empêche pas les ouvriers d’étaler la terre rouge tout autour de chacune des tombes. Les plus sûrs gardiens des tombes sont finalement les hommes et les femmes, les proches des défunts qui viennent les visiter. Le temps du chantier, la tombe devient un lieu de prière, de rencontre, d’attente, de discussions… les groupes s’assoient autour des tombes. Le nivèlement du cimetière a créé un effet étrange. Le sol a été surélevé, ce qui donne l’impression que les tombes se sont enfoncées dans la terre. Une fois le corps enterré et invisible en surface, l’architecture de la tombe a pour objectif d’exhausser le mort. Le dispositif funéraire est une question de niveau, que l’exhaussement du niveau du sol vient contrecarrer. Une semaine plus tard, la terre rouge disparaît à son tour sous un tapis de gazon déposé carré par carré par les ouvriers sur les pentes du futur jardin8. Le contreplaqué d’herbe vient verdir les pentes du cimetière et en effacer la fonction funéraire. C’est ce qui est littéralement qualifié de greenwashing, selon l’expression consacrée. Dans son évolution, la frontière entre la terre rouge et la terre grise est davantage comme une question de surface par les habitants, et lors de l’ajout final d’une couche herbeuse, la frontière devient une question de couches, l’herbe vient recouvrir la terre funéraire [10]. Une terre profanée et ignorée selon les habitants de Silwan et de Wadi Joz, dont dépend Yosefiya.
Lors d’un entretien avec Iyad9, nous discutons tout en nous promenant dans le cimetière en chantier. Il me montre des photos de tombes éventrées, des dentures entières, d’os grisâtres, qu’il a prises la veille sur le chantier. Il veut me prouver que ce réaménagement ne respecte pas le repos des morts. Tout en me parlant, il farfouille la terre. À un moment donné, il s’arrête de parler avec un objet gris et solide, très petit, au creux de sa main. Il le fait jouer entre ses doigts pour enlever la poussière et en évaluer la nature. Je lui demande si c’est un os. Après un court instant, il relâche le fragment à terre, ce n’est pas un reste humain selon lui, il n’a donc pas besoin d’en prendre soin.
Les débuts du chantier ont été très controversés car la terre remuée régurgite des restes humains. Des ossements, des mâchoires apparaissent. Les hommes palestiniens des quartiers avoisinants sont présents pour assurer le respect des squelettes. L’ensemble de cet espace ouvert en pleine terre, malgré l’absence de tombes individuelles — à l’exception de cinq tombes sur le côté — était consacré à l’inhumation. Lorsque des restes resurgissent, ils sont photographiés pour documenter les exactions commises par la planification urbaine des autorités municipales de Jérusalem. Puis les restes sont récupérés et enterrés, accompagnés par une courte prière individuelle ou collective, dans des tombes improvisées en bordure de l’espace vert funéraire, près des quelques tombes récentes.
Ces tombes de fortune sont faites par improvisation et délimitation : des pierres récupérées sur place, du muret détruit, des morceaux de ciment et des briques [11]. La manière dont les tombes sont improvisées est intéressante : elles sont plus petites que la longueur d’un corps. Elles forment une sorte d’ovale d’environ un mètre de longueur (Fig. 3). La « tombe » est l’équivalent d’un petit muret, elle devient barrière pour réserver l’espace du corps. Que ce soit par pragmatisme ou par efficacité, la pierre délimite et ne recouvre pas le corps hypothétique ou reconstitué. Ce sont des tombes légères. Malgré le manque de temps et de moyen, ceux qui font les tombes reconstituent la logique mimétique de la tombe avec la pierre tombale de tête qui indique la tête. Deux pierres soutiennent une brique verticale : sur une tombe, la manière dont les trois pierres jouent ensemble pour garder la dernière relevée évoquent un appuie-tête. Ces constructions permettent d’étendre l’emprise des tombes sur la terre retournée, de protéger les ossements dénudés et les tombes qui existent déjà. Les restes humains sont rapatriés dans une partie mieux protégée du cimetière, celle où se trouvent quelques tombes dans le coin sud-ouest du « jardin ». Elles sont d’aspect modique. Les pierres tombales sont plus ou moins élaborées, allant des parpaings empilés à la plaque de pierre gravée et cimentée de manière professionnelle.
Au premier plan, on peut voir les « tombes » construites à la va-vite pour protéger les ossements récupérés dans la terre retournée par les tractopelles et protéger les autres vestiges humains restés en terre. Au deuxième plan à gauche, le monticule de terre attend d’être étalé afin d’escamoter la fonction funéraire du cimetière. Au dernier plan, à l’extrémité droite de la photographie, on peut apercevoir les tombes qui existaient avant le début du chantier, l’une d’entre elles est facilement reconnaissable avec sa pierre tombale dressée. Ces tombes improvisées ont été défaites par les ouvriers et recouvertes de tapis d’herbe.
La distinction entre la terre et les ossements plus ou moins réduits en poussière pose la question de la sacralité du lieu, des limites du champ funéraire et du statut des restes humains ou non humains [12]. La terre du futur parc est majoritairement composée de vestiges humains plus ou moins anciens, mais seuls ceux qui ressemblent encore à des fragments de squelette sont récupérés pour être ré-enterrés dans des tombes de fortune, qui viennent occuper le terrain et marquer le domaine des morts. Le reste est confié à la poussière. Les actions des vivants viennent rappeler que cet espace a été un espace d’inhumation. La mémoire du lieu affleure encore dans les perceptions des habitants palestiniens de Jérusalem. La construction des cercles de pierre préserve les ossements exhumés réenterrés et marque une frontière symbolique avec l’espace vert qui vient empiéter sur le cimetière. Ces tombes temporaires sont un double lieu de mémoire, celui des corps musulmans qui reposent en terre et dont l’identité a été perdue par les générations suivantes et celui des exactions israéliennes à leur encontre [13]. Ce moment de mobilisation palestinienne autour d’un lieu menacé l’a fait soudainement émerger dans les consciences et les réseaux sociaux à Jérusalem et en Cisjordanie. Le terrain du cimetière a été réduit et il est entré dans la mémoire et le récit de la résistance palestinienne à Jérusalem.
Conclusion
Les tensions autour du cimetière de Yosefiya sont retombées rapidement avec la fin du chantier, au point que l’espace vert funéraire est à nouveau libre d’accès. Les grillages qui séparaient le terrain du chemin d’accès latéral ont été enlevées, ainsi que le portail de tôle. Il reste cependant les grilles ocres installées entre l’espace vert funéraire au nord et la partie construite du cimetière au sud. En dehors de ces divisions internes, le chantier israélien a créé un nouvel accès au terrain dont le sol a été tassé et aplani par les multiples passages des tractopelles. Aux heures les plus animées des journées printanières de l’année 2022, on peut voir des voitures garées dans l’espace vert funéraire (Fig. 4). Lorsque le parking mitoyen est complet, le gardien envoie quelques voitures se garer à l’entrée du cimetière, mais bien à l’intérieur de ses limites externes. Les places sont payantes comme les autres. Après un moment de confrontation où la sacralisation de cet espace a été exacerbé, les usages quotidiens se réapproprient ce nouvel espace, tirant profit de modifications héritées d’autorités considérées comme coloniales par ses usagers. Le conflit autour de l’espace vert funéraire est pour l’instant rentabilisé à l’échelle du parking. Le chantier est pour l’instant terminé, mais les aménagements séquencés de cet espace, au sein de la ceinture verte et sacrée de la vieille ville de Jérusalem, ne sont pas encore achevés. Ce récit se conclut sur une étape temporaire d’agencement formel et informel du cimetière. Le récit d’un moment de crise politique et de confrontation d’usages exclusifs et concurrents permet d’observer des frontières matérielles, immatérielles, religieuses et politiques en constante renégociation.
Les travaux dans l’espace funéraire pour le transformer en espace vert ont créé une nouvelle aménité qui a permis au parking de s’étendre de manière ponctuelle et informelle. La voiture est garée de l’autre côté de la limite externe du cimetière concrétisée par la barrière ocre au premier plan à droite. Les quelques tombes construites se trouvent dans la zone derrière la voiture.
Remerciements
Cette recherche a fait l’objet d’une aide financière par la Fondation Martine Aublet (Paris, France) que je remercie pour sa confiance, sa générosité et son soutien.
Je tiens également à remercier l’équipe à géométrie variable de l’Institut Français du Proche-Orient dans les Territoires Palestiniens.
Notes
- L’armée israélienne, la police et la Police aux frontières (Border Police).
- Le « bassin sacré » définit la vallée et les collines autour de Jérusalem. L’expression est couramment utilisée pour décrire l’ensemble des lieux saints ou historiques de Jérusalem. Les limites du bassin ne sont pas officiellement tracées, mais il forme visuellement une unité claire dont la valeur d’écrin est inestimable pour la vieille ville. Le bassin hiérosolymitain possède trois caractéristiques principales : son historicité, sa sacralité et son esthétisme. Les aménageurs lors du mandat britannique évoquent une « heritage zone » en anglais. Les différents plans britanniques, comme celui de Geddes en 1919, prévoient une zone tampon tout autour de la ville afin de préserver son patrimoine antique de la modernisation de la nouvelle ville. Cette ceinture de protection « sterilized to development » doit être laissée dans un « état naturel ». Le Mont des Oliviers obtient le statut d’espace vert et symbolise la vie urbaine saine et idéalisée.
- La ligne verte correspond à la ligne de cessez-le-feu de 1949 et reconnue par l’ONU comme frontière entre Israël et la Palestine. Elle a séparé Jérusalem en deux entités de de 1948 à 1967. Même si la ligne en elle-même n’est plus marquée dans l’espace, elle reste la limite culturelle et politique entre Jérusalem Est et Jérusalem Ouest.
- Consulter les rapports réguliers de l’association archéologique israélienne Emek Shaveh : https://emekshaveh.org/en/category/publications/
- Article de haaretz.com, quotidien israélien, « Jerusalem protest over human remains unearthed at construction site spills into violence » par Nir Hasson, 11 octobre 2021, à 12h09, consulté le 27 janvier 2022
- Site officiel de la JDA, source des documents cités : https://www.jda.gov.il/en/אגן-העיר-העתיקה/ [consulté le 10/01/22]
- Entretien dans le cimetière le 25 octobre 2021
- Observations de terrain lors de la première semaine de novembre.
- Entretien du 11 octobre 2021
Références bibliographiques
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