Le rap et la construction d’une nouvelle identité nationale au Rwanda et chez les Rwandais de France et de Belgique

Rap and the construction of a new national identity in Rwanda and among Rwandans in France and Belgium

RESUME / ABSTRACT

Depuis sa prise de pouvoir en juillet 1994, après avoir arrêté le génocide contre les Tutsis du Rwanda, le Front Patriotique Rwandais a instauré une politique visant à construire une nouvelle identité rwandaise unifiée et inclusive, c’est-à-dire dépassant l’opposition entre Hutu, Tutsi [et Twa]. Dans cette manière réinventée d’être rwandais, la culture, notamment la musique et la danse, est mobilisée comme une ressource permettant d’instiller l’unité, la réconciliation ainsi que le sentiment d’appartenance à une seule et même identité nationale. Mais il apparaît que seules les pratiques de musiques et de danses considérées par le gouvernement rwandais comme faisant partie de l’héritage culturel précolonial peuvent être porteuses de cette nouvelle rwandicité. En mobilisant de manière complémentaire l’approche par la scène et l’approche transnationale, l’objectif de cette recherche en cours est ainsi de montrer que les musiques globales localisées, avec une focale sur le rap, peuvent aussi participer de cet imaginaire national, aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur du Rwanda, dans une articulation entre le haut et le bas. 

Since taking power in July 1994 after stopping the genocide against the Tutsis in Rwanda, the Rwandan Patriotic Front has instituted a policy of building a new unified and inclusive Rwandan identity, one that goes beyond the opposition between Hutus, Tutsis [and Twas]. In this reinvented way of being Rwandan, culture, notably music and dance, is mobilized as a resource to instill unity, reconciliation and a sense of belonging to a single national identity, but it appears that only music and dance practices considered by the Rwandan government as part of the pre-colonial cultural heritage can be the bearers of this new Rwandanness. By mobilizing in a complementary way the stage approach and the transnational approach, the objective of this ongoing research is thus to show that localized global music, with a focus on rap, can also participate in this national imaginary, both from inside and outside Rwanda, in an articulation between the top and the bottom. 

TEXTE INTEGRAL

Introduction

Le 06 avril 1994, l’avion au bord duquel se trouvaient le président Juvénal Habyarimana fut abattu avant son atterrissage à Kigali.  Cet événement déclencha un génocide contre les Tutsis qui fut arrêté par la victoire du FPR (Front Patriotique Rwandais) en juillet 1994 [1]. Celui-ci forma un premier gouvernement dont l’objectif principal était de soutenir l’unité nationale [1]. Et, une commission, la NURC (National Unity and Reconciliation Commission), fut créée dans cet élan d’unité et de réconciliation. En 2000, l’État rwandais publia un document intitulé « Vision 2020 » dans lequel le Rwanda que le FPR entend construire est défini comme « une nation moderne, unie et prospère, fondée sur les valeurs positives de sa culture » (p. 11). De manière concrète, l’État rwandais associe la culture à certaines pratiques artistiques et rituelles héritées du passé précolonial dans le but de renforcer la cohésion sociale et créer un sentiment d’appartenance nationale. Dès sa création, la NURC a de manière particulière cherché à promouvoir la culture comme outil de réconciliation [2]. Elle est une plateforme au sein de laquelle la création musicale a été intentionnellement insérée dans le paysage sonore politique de la nation [1]. La musique a ainsi été mobilisée comme une ressource permettant d’instiller l’unité, la réconciliation ainsi que le sentiment d’appartenance nationale à l’instar de «  l’ « inanga » [qui] contribue de manière significative à un paysage sonore pan-rwandais qui n’est ni Hutu ni Tutsi » [1]. Les danses traditionnelles, dont la revitalisation est supportée par le gouvernement [2], sont aussi mobilisées comme des supports pouvant véhiculer cette nouvelle identité tout en participant de sa réinvention. Cependant, seules les pratiques musicales et de danses considérées par le gouvernement rwandais comme faisant partie de l’héritage culturel précolonial peuvent être porteuses de cette nouvelle rwandicité. Or, si la nation est « un phénomène, essentiellement construit d’en haut » [3], l’imaginaire national « ne peut être compris si on ne l’analyse pas aussi par le bas » [3], d’où l’intérêt de l’appréhender à partir des pratiques qui se développent en dehors du cadre et du discours officiel. Il s’agit dans le cas de notre recherche de montrer que la construction de cet imaginaire national se fait aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, c’est-à-dire en migration, du Rwanda dans une articulation entre le haut et le bas. Nous avons ainsi décidé de saisir ces dynamiques identitaires à partir de la pratique des musiques urbaines avec une entrée par le rap. La musique constitue en effet une ressource mobilisable pour (re)construire et affermir le sens d’appartenance à une même identité nationale. À ce sujet, Stokes [4] soutient l’idée que « les performances musicales, ainsi que les actes d'écoute, de danse, d'argumentation, de discussion, de réflexion et d'écriture sur la musique, sont les moyens par lesquels les ethnies et les identités sont construites et mobilisées » (notre traduction) et, s’agissant du rap, Tony Mitchell [5] écrivait au début du siècle qu’il était devenu « un outil pour retravailler l’identité locale dans le monde entier » (notre traduction). Ainsi, la question principale de notre recherche est la suivante :  Que nous dit le rap sur la construction de cette nouvelle identité rwandaise ?

Problématique

Nous nous sommes inscrits, pour répondre à la question posée par cette recherche, dans le sillage des chercheurs qui ont pris la scène comme une perspective théorique. Straw [6] définit la scène musicale comme « un espace culturel dans lequel coexistent des pratiques musicales diverses, qui interagissent les unes avec les autres dans le cadre de processus de différenciation variés, et selon des trajectoires de changement et de fertilisation croisée très diverses » (notre traduction). La scène est aussi un espace social dont les composantes sont en constantes interactions.  Dans son étude sur les musiciens de Jazz, Becker [7] souligne le rôle de l’interaction dans la pratique musicale en montrant que l’espace social dans lequel se produit la musique façonne la musique produite.  La scène se décline en trois dimensions de lecture : locale, translocale et virtuelle [8].

D’une part, la scène est locale dans la mesure où les pratiques musicales sont ancrées dans un environnement socio-économique local. Pour étayer cet argument, Bennett mobilise la recherche de Cohen (1993) menée sur deux groupes de Rock de Liverpool où celle-ci décrit leur groupe comme des « mondes micro-sociaux » [8]. La scène englobe aussi les activités du quotidien, le lieu, les outils et matériels mobilisés dans la production musicale. Pour souligner son caractère localisé, Stahl [9] inclut dans la scène, en plus des musiciens, les promoteurs, designers, producteurs, DJs, ingénieurs du son, les fans et ceux qui critiquent car ils jouent un rôle crucial pour maintenir vivante la scène. De son côté, Spring [10] souligne l’aspect économique de la scène en illustrant les potentialités entrepreneuriales du musicien au sein de sa communauté. L’habileté à mobiliser les autres personnes autour de la musique jusqu’à attirer et obtenir leur confiance dans la valeur économique de ses activités musicales pour la communauté est un élément important pour la survie de la scène. D’autre part, la nature des relations de voisinage entre diverses pratiques musicales peut aussi nous permettre de saisir la localité de la scène.  En s’inscrivant dans une approche diachronique, Shank [11] montre que la localité de la scène se saisit à travers l’analyse, d’un côté, des conflits opposant les styles country, rock psychédélique, blues et punk, et d’un autre côté, des représentations associées à chacun de ces styles et à leur évolution.

La seconde dimension translocale de la scène permet de transcender l’échelle locale pour étudier et rapprocher des lieux géographiquement éloignés.  En effet, des scènes locales des lieux, villes ou pays éloignés les uns des autres, bâties autour d’une pratique musicale spécifique, peuvent interagir. Leurs interactions peuvent être basées sur l’échange de musiciens, de producteurs, des fans, des disques, des instruments de musiques, voire des enregistrements. De telles scènes sont dites « translocales car, bien qu’elles soient locales, elles sont également connectées avec des groupes d'esprits apparentés situés à de nombreux kilomètres » [11]. Dans ce même sens, Martin Lussier voit la scène « comme un acteur de métissage tendant à faire éclater les frontières, à transcender le local » [12].  Les festivals, les tournées ou caravanes musicales sont désignés comme facteurs favorisant la création des scènes translocales. Ces événements culturels qui s’étalent sur plusieurs jours rassemblent en effet des passionnés de la scène provenant de divers horizons dans un même endroit où ils peuvent profiter de leur genre de musique et vivent brièvement le style de vie qui leur est associé en se souciant peu des autres [8]. 

La troisième et dernière est la dimension virtuelle de la scène rendue possible par l’internet via les réseaux et/ou médias sociaux. Contrairement à la dimension translocale de la scène, Peterson et Bennett notent que les participants à la scène virtuelle sont largement séparés géographiquement mais parviennent à former une scène à travers leurs conversations rendues possibles par internet [8].

La scène devient un lieu d’interactions et de relations. Benjamin Woo, Jamie Rennie & Stuart R. Poyntz [13] précisent brièvement la perspective basée sur la scène comme étant « une façon de voir le monde ». Pour ceux-ci, cette perspective incarne une  « décision de traiter un ensemble d'individus, d'institutions et de pratiques comme s'ils constituaient une scène » [13]. Nous retenons dans le cadre de cette recherche que la scène, dans ses dimensions locale, translocale et virtuelle, est un concept relationnel dans la mesure où les différentes réalités qui la constituent peuvent être appréhendées à partir de relations permettant d’observer des interactions.

L’aspect relationnel de la scène nous amène à nous distancier de son enfermement dans un territoire géographique, comme c’est le cas pour sa dimension locale, et à l’élargir à une échelle transnationale. Le déplacement temporaire et/ou l’installation dans un autre pays ne s’accompagnent pas toujours de la perte du sentiment d’appartenance à la même scène que ceux qui sont restés au pays. Ce sentiment d’appartenance à une même scène reste présent aussi bien chez les émigrés que chez ceux qui sont restés au pays.  Le Rwanda et l’identité rwandaise constituent le point d’ancrage de leurs pratiques musicales. Au demeurant, les musiciens en situation migratoire se considèrent et sont perçus comme faisant partie du « territoire musical rwandais ». En s’intéressant à leurs déplacements, Turbé a montré que « la perception que les usagers se font de leurs territoires musicaux est loin de correspondre aux limites administratives » [14]. La porosité ou la mouvance des frontières sociales nous amène à proposer une dimension transnationale de la scène. Cette dimension n’exclut pas cependant les dimensions locale, translocale et virtuelle. De ce fait, nous considérons la musique comme une pratique transnationale car elle s’exprime, pour reprendre Pries (2009) cité par Rodriguez Quinones [15], dans « un espace social transnational » marqué par une double référence aux pays d’origine et d’accueil.

Terrain et méthodologie

Nous réalisons de manière complémentaire une ethnographie classique et une ethnographie virtuelle pour la collecte de matériaux. S’intéresser à la pratique du rap au Rwanda et dans les communautés rwandaises de France et de Belgique nous amène aussi à mobiliser de manière complémentaire des matériaux synchroniques et diachroniques. Cela suppose alors une méthodologie qui se veut transversale, c’est-à-dire nous permettant de combiner les matériaux ethnographiques avec les données sur l’évolution des différentes scènes musicales. C’est en effet avec ces dernières que s’articule la pratique du rap.

Les premières enquêtes de terrain se sont déroulées en France (île de France, Lille et Lyon) et en Belgique (région bruxelloise) auprès des artistes (rappeurs, chanteurs, compositeurs, producteurs, réalisateurs de clips-vidéos, Dj), du public et des organisateurs d’événements culturels. En plus, nous avons d’un côté des archives audiovisuelles constituées par des émissions télédiffusées dans lesquelles les musiciens ont été ou sont invités. Ce type d’archives combine les émissions réalisées par la chaîne de télévision officielle et postée sur sa chaîne YouTube et des émissions réalisées par des journalistes de divertissement des chaînes YouTube et des médias privés.  D’un autre côté, nous suivons de façon prolongée les activités quotidiennes des musiciens sur les réseaux sociaux, notamment sur Instagram ainsi que sur leurs chaînes YouTube personnelles, de même que les interactions entre ces musiciens et leur audience. Celles-ci peuvent se saisir au vif quand il s’agit d’une émission ou un « show » en live ou en différé, c’est-à-dire à travers les échanges et les commentaires qui interviennent après. Les matériaux ethnographiques seront complétés par l’analyse des textes des chansons.  Celle-ci s’appuiera sur des entrevues avec leurs auteurs.

Résultats préliminaires

Les premières données semblent nous orienter vers une identité rwandaise inclusive dépassant les clivages ethniques et basée sur une double identification à la nation comme leur grande « communauté politique imaginaire » [16] d’appartenance. La pratique du rap, appréhendée à partir de la scène comme paradigme théorique, offre aussi une fenêtre par laquelle on observe une identité en constante hybridation [17].

Apparu dans « les communautés afro-américaines et afro-caribéennes des quartiers américains durant les années 1970 » [18] à New York dans le district du Bronx, le rap s’intègre dans les différentes « expressions des cultures hip hop […] » [18]. Vers la fin des années 1970, le hip-hop et le rap commencent à se diffuser vers l'extérieur sur et grâce à deux fronts : les recordings and live events [19]. En effet, depuis la deuxième moitié du 20e siècle, « les musiciens et leurs créations sont des acteurs centraux des échanges, rencontres et circulations mondiales » [20].

Le rap au Rwanda

Le rap est apparu au Rwanda dans les années 1980. Il y a été introduit par Nsabimana Abdoul Aziz connu sous le sobriquet de DJ Berry, alors journaliste à la radio nationale. La télévision introduite au Rwanda dans les années 1990 a pris le relais dans la diffusion du rap.  Au Rwanda, son processus d’« indigénisation » [21] s’est réalisé en quatre phases : l’incubation, l’imitation, la localisation et la globalisation.  Les limites entre ces phases restent poreuses ; tantôt elles s’encastrent, tantôt elles évoluent parallèlement. Nous appelons incubation la période qui s’est écoulée entre l’introduction du rap au Rwanda et l’édition de la première chanson rap.  Durant cette période, les Rwandais ont découvert le rap grâce aux émissions radiodiffusées d’abord, et ensuite à travers les émissions qui passaient à la télévision. 

Si la radio a servi de ferment à l’imitation du flow des rappeurs américains, l’introduction de la télévision a constitué une étape supplémentaire dans l’appropriation de cette pratique musicale. La télévision a permis aux jeunes des familles aisées et des milieux intellectuels de capter les chaînes des télévisions étrangères, en plus de la chaîne locale, grâce aux antennes paraboliques. Ces jeunes imitaient alors les gestes, les manières de chanter ainsi que l’esthétique vestimentaire et corporel : d’amples T-shirts et pantalons en jeans qui arrivaient aux fesses, laissant parfois voir les sous-vêtements, le port de gros bijoux faisant allusion à la richesse et à la mode, des casquettes sans fermeture portées de travers, des boucles d’oreilles, des cheveux teints, etc. Dans ce cas, même s’ils entendaient les rappeurs américains seulement à la radio, ils imitaient, par contre, leurs congénères issus des familles aisées. Alors qu’ils étaient perçus par leurs familles respectives, leur entourage et la société comme des contre-exemples incarnant de ce fait la délinquance, devenir rappeur ou adhérer au hip hop renvoyait à une des caractéristiques de l’évolution, de l’urbanité et la clairvoyance aux yeux des rappeurs et de leurs congénères.  

Une appropriation entre l’Europe et le Rwanda

Après plus d’une décennie d’incubation, des dynamiques d’imitation et de localisation ont commencé à émerger à une grande échelle. Un rap intégrant certains éléments locaux comme le kinyarwanda, langue nationale du pays avec des paroles très ancrées dans la réalité des rappeurs et celle de leur audience apparaît vers la fin des années 1990. La première chanson rap intitulée « Peaced up » est sortie en 1997 grâce une collaboration entre un nommé Mc Manday et un certain KP Robinson d’origine étrangère. Cette même année, on a vu l’émergence du rappeur Mc Mahoniboni dont le nom reste jusqu’aujourd’hui associé à la naissance du rap rwandais. De son vrai nom Bienvenu Mahoro Ruhungande, ce rappeur édite en 1999 la première chanson rap avec des paroles en kinyarwanda. Cette chanson intitulée « Malariya ni Indwara Y’icyorezo Kandi Yica » (Le malaria est une maladie épidémique qui tue) sera récupérée une année plus tard par le ministère de la santé publique pour être utilisée lors d’une campagne de sensibilisation dans le cadre de la lutte contre le paludisme.

Cette localisation, qui se fait aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur, se décline à travers des manières différentes de pratiquer le rap. Certains musiciens revendiquent une appartenance à ce que le rappeur Richard Habimana, connu sous le sobriquet de Ricky Akaga, appelle « Old school »1 (la Vielle école), terme utilisé par les rappeurs pour désigner tantôt la forme ancienne de rap, c’est-à-dire le rap des années 1980 et 1990, tantôt le rap véhiculant un commentaire sur la vie sociale.  D’autres disent appartenir à la « New school » (Nouvelle école) qui désigne, selon ces mêmes rappeurs, les formes modernes de rap aux accents hédonistes à l’instar de celui pratiqué par Abijuru King Lewis alias Papa Cyangwe de la jeune génération.

Certains choisissent cependant de s’inscrire à la fois dans ces deux écoles. C’est le cas par exemple du groupe Kigali’z Illest Music qui dit pratiquer un rap mêlant les formes ancienne et moderne. Composé de six membres, dont cinq Rwandais et un Antillais, le groupe est né de la rencontre de ces Rwandais en Île de France et surtout de leur décision de chanter ensemble. Kigali’z Illest Music est surtout né « de la soif de créer un lien avec et représenter le pays d’origine »2. Natifs de Kigali, la capitale rwandaise et vivant tous actuellement en France, les membres du groupe Kigali’z Illest Music ont baigné dans la pratique du rap avant de partir vivre en France.

Si Mc Mahoniboni a posé les jalons en rappant en kinyarwanda, la première décennie de ce siècle a constitué le début d’une période d’effervescence d’une création musicale au cours de laquelle on assiste à un nombre croissant de rappeurs qui privilégient des paroles rappées principalement en kinyarwanda aussi bien au Rwanda qu’en contexte migratoire. Au Rwanda, les pionniers furent le groupe Tuff Gang connu aussi pour son rap hardcore et d’autres comme Neg-G The General. Dans les communautés rwandaises d’Europe, la paternité de la version rwandaise du rap est attribuée à Mc Lambert.  Établi en Belgique, il a sorti, en collaboration avec un autre artiste dénommé Paulin, deux albums de onze titres tous chantés en kinyarwanda. Du côté de la France, la création de la version rwandaise du rap a été l’œuvre de Ricky Akaga mais aussi du groupe Kigali’z Illest. Contrairement à Ricky Akaga qui compose toutes ses chansons en kinyarwanda, les membres du groupe Kigali’z Illest chantent en plusieurs langues, allant du kinyarwanda au français en passant par l’anglais et le kiswahili. Ils conçoivent leur musique dans l’intention de toucher le public rwandais en particulier, ainsi que le public est-africain en général, en combinant ces différentes langues.  

Cette phase d’appropriation a donné naissance à plusieurs sous-genres du rap. Certains rappeurs pratiquent ce qu’ils appellent Kinyatrap ou Kinya Trap, chanté en kinyarwanda, né de l’association des beats et de l’esthétique du hip hop américain et des formes orales empruntées à la vie courante, telles les interjections, les onomatopées, etc. Les pionniers de ce sous-genre sont Jean Paul Hagenimana alias Bushali et Bertrand Muheto connu sous le pseudonyme de B Threy.  D’autres pratiquent ce qu’ils appellent le Trap Gospel, une autre variété située au croisement du Kinya Trap et du Gospel rwandais. C’est le cas surtout du groupe High Vibes Gang.  D’autres encore font ce qu’ils appellent un Afro-rap, fondé sur la rythmique dite afrobeat créé par le chanteur nigérian Fela Ransome-Kuti à la fin des années 1960 [22]. La création d’un rap rwandais donne aussi lieu à l’usage de la technique de « sampling ». À titre d’exemple, l’instrumental du titre « Gukira » (Devenir riche) dû au rappeur-producteur Ricky Akaga, contient un sample issu d’une chanson qu’il considère comme un classique de la musique rwandaise. Le groupe Kigali’z Illest dit aussi avoir un projet visant à intégrer dans le rap rwandais des beats inspirés des rythmes traditionnels rwandais3.

Au début de septembre 2021, le producteur Rugamba Fabrice connu sous le nom d’artiste de Touch nous appelle au téléphone et nous demande de venir les rejoindre au studio pour nous faire part d’un succès historique. Arrivés au studio Q. Soundz dont Mc Lambert est le responsable, Touch nous apprend que nous allons assister à l’aboutissement d’un projet sur lequel il dit avoir travaillé pendant plus de dix ans.  Il s’agit de la « fusion » du rythme traditionnel rwandais, appelé « gakôndo », à trois temps, avec le rythme du hiphop à quatre temps sans avoir recours au « sampling ». En nous parlant de ce qu’il considère comme le plus grand exploit dans l’histoire du hiphop rwandais, Touch s’exprimait en ces mots : 

  • « Ceci (le beat) est le hiphop rwandais. Dedans, il n’y a ni beat ni samples [américains]. Tout ce que tu entends, c’est ma propre création. Mais ce n’est pas tout. Il y a un autre. Le premier c’est le hiphop rwandais. Mais l’autre, c’est du « kinyatrap ». Le kinyatrap produit au Rwanda n’est pas authentique. Car, ce sont des beats américains que les gens prennent pour y poser leurs voix. Le vrai « kinyatrap », nous sommes parvenus à le créer ici. Il s’agit d’un hiphop qui peut correspondre aussi bien avec la chorégraphie [du hiphop] américaine qu’avec la chorégraphie traditionnelle rwandaise »4.

Ce jour-là, deux artistes rwandais du groupe « La Source Recording » basé à Bruxelles, un chanteur et un rappeur, avaient déjà enregistré le refrain chanté et le couplet rappé sur le beat du kinyatrap créé par Touch. Et plusieurs autres étaient attendus pour être enregistrés sur le même instrumental. Deux semaines plus tard, ces artistes sont revenus au studio sur l’invitation de Touch pour ré-enregistrer leurs voix. Ils étaient accompagnés d’un autre artiste du même groupe qui venait pour l’enregistrement d’un couplet qu’il chante dans le même morceau.

Fig. 1 : Touch lors de la séance d’enregistrement du 18 septembre 2021. Photo Ariel Fabrice Ntahomvukiye.

Fig. 1 : Touch lors de la séance d’enregistrement du 18 septembre 2021. Photo Ariel Fabrice Ntahomvukiye.

Ici la prédominance du kinyarwanda comme premier référent identitaire s’atténue au profit de la rythmique. Les artistes des groupes Q.Soundz et La Source Recording, aussi bien les rappeurs que les chanteurs rencontrés à Bruxelles, étaient tous enthousiasmés à l’idée de pouvoir poser leurs voix sur les beats créés par Touch. Deux mois plus tôt au même studio, un vif débat sur la faisabilité de ce projet s’était amorcé entre Touch et deux autres producteurs rwandais, OMP et JP, tous deux colocataires de la pièce hébergeant le studio avec Mc Lambert. Ces derniers disaient avoir essayé sans succès le croisement de ces deux types de rythmes mais qu’ils y travaillaient toujours. JP rapportait que même le célèbre producteur Didier Touch, établi aussi en région bruxelloise, n’avait pas encore réussi à le faire. Trois jours plus tard, c’est-à-dire le 09 septembre 2021, le producteur rwandais Patrick Bugingo Ndanga, connu sous le nom de scène de Pastor P publia sur YouTube une reprise du titre « Ye » du chanteur Burna Boy à partir d’un instrumental créé en fusionnant le rythme traditionnel rwandais à trois temps avec l’afro-beat à quatre temps.  

Conclusion

Le rap rwandais est une musique qui se globalise aussi. Les mêmes logiques susmentionnées qui ont permis au rap américain de se retrouver au Rwanda permettent au rap rwandais de circuler d’un côté, et de s’inscrire dans un contexte global de l’autre côté. On peut à cet égard parler de l’effervescence des chaînes de télévisions en ligne qui, en plus des médias classiques et des réseaux sociaux, dédient certaines de leurs émissions aux artistes, telles la Royal TV dans son émission « Celebrities Show » et plus récemment la « HIPHOP Yacu TV ». À cela s’ajoute l’émission « Versus », qui passe à la Télévision Nationale du Rwanda, animée par le même journaliste qui animait l’émission « Celebrities Show » dont la diffusion s’est arrêtée depuis un certain temps. Viennent s’ajouter les Web-radios à l’instar de la « Q. Soundz Radio » créée par Mc Lambert en Belgique pour la diffusion des produits des artistes se trouvant aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du Rwanda. On peut, à cet égard, aussi évoquer le projet de création d’une Web-radio et d’une Web-Tv pour la promotion des artistes rwandais de la diaspora, initié par Ricky Akaga en avril 2020.  En plus des plateformes de téléchargement ou d’écoute de la musique, la mobilité des artistes à l’occasion des « lives » qu’ils organisent ou dans lesquels ils sont invités à l’étranger et leurs collaborations avec d’autres artistes permettent au rap rwandais de s’inscrire dans un contexte global. Par exemple, en marge d’un concert live auquel le rappeur défunt Jay Polly était invité à Bruxelles en 2014, il collabora avec les rappeurs-producteurs Ricky Akaga et Mc Lambert respectivement basés en France et en Belgique à la sortie du titre « Niwe siwe ? » (C’est lui ou pas ?).  Pour les artistes qui n’ont pas la possibilité de rentrer dans leur pays d’origine pour diverses raisons, les featuring constituent aussi un moyen d’y exporter leur musique. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’emploi du verbe « importer » par le rappeur Ricky Akaga : Les featuring constituent aussi un moyen d’exporter la musique vers le pays d’origine selon le rappeur Ricky Akaga : « j’ai invité beaucoup des artistes rwandais pour que je puisse importer mon art au Rwanda, du coup c’était pour moi une ouverture en fait »[1]. 

Cela replace au cœur de notre recherche l’analyse des trajectoires et des parcours des artistes, car ceux-ci peuvent apporter un éclairage à la compréhension de leurs pratiques artistiques, de leurs propos ainsi que des paroles de leurs chansons. Une analyse plus approfondie des matériaux déjà collectés articulés avec ceux de nos prochains terrains de recherche nous permettront de confirmer ou de nuancer ces premiers résultats.

Notes

  1. Entretien avec le rappeur Richard Habimana alias Ricky AKAGA, mai 2019, Lyon, France.
  2. Entretien avec le rappeur Shima Eric alias Kcity du groupe Kigali’z Illest Music, juin 2019, Île de France, France.
  3. Entretien avec le rappeur Joss Lin Izerimana alias Joss Czn du groupe Kigali’z Illest Music, 15 juin 2019, Île de France, France.
  4. Propos recueillis par l’auteur lors d’une séance d’observation au Q.Soundz Studio de Bruxelles, 06/09/2021.

Remerciements

Cette recherche a fait l’objet d’une aide financière par la Fondation Martine Aublet (Paris, France).

Références

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A lire aussi

Fig.1 : a. Vue générale du Hounzin
Fig.1 : Hounkplezen (MNHN-E-2009.19.2 - Fond Chauvin, MNHN).
Fig.1 « STOP ! Propagation de l’infection – COVID-19 », affiche du Ministère de la Santé, du Travail et du bien-être au Japon représentant le yōkai Amabie, 2020. Illustration disponible sur le site https://www.mhlw.go.jp
Fig.1   Lunsar, Sierra Leone, 24 juin 2015 : l'équipe prend en charge un individu décédé de maladie à virus Ebola, afin de procéder à un « enterrement sécurisé ».
Fig.1 a  Vòdũn Gambada Koffi fumant une cigarette (Abomey)
Fig.1 Carte de localisation du Mänz. Fond de carte : Google Earth
Fig.1 a  Cliché de la céramique - Vue extérieure
Localisation d’Ilé-Ifẹ̀. Léa Roth 2022 d’après Henri Lovejoy, African Diaspora Maps, Ltd 2019.
Redécouvrir le site de Bahía Maldonado (27°S)
Technical expressions and societies in Southern Africa at the Pleistocene - Holocene transition

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