L’anthropologie funéraire au service de la prévention en santé publique : exemples extra-européens
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Virginie BOURDIN (1,2)
(1) Département de la Recherche et de l’Enseignement, Musée du quai Branly - Jacques Chirac, 222 rue de l’Université, 75007 Paris, France.
(2) Laboratoire Anthropologie, Archéologie, Biologie (LAAB), UFR des sciences de la santé (UVSQ / Paris-Saclay), 2 avenue de la source de la Bièvre, 78180 Montigny-le-Bretonneux, France.
virginie.dufauret@gmail.com
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Article original
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Virginie BOURDIN (1,2). L’anthropologie funéraire au service de la prévention en santé publique : exemples extra-européens. Antipodes, Annales de la Fondation Martine Aublet. 27 mars 2023. https://doi.org/10.48728/antipodes.220122
RESUME /ABSTRACT
A travers l'exemple de plusieurs évolutions des pratiques funéraires à l'occasion de phases épidémiques en territoire extra-européen (majoritairement Afrique sub-saharienne), on verra dans le présent article comment la santé publique peut s'enrichir d'une approche anthropologique pour une meilleur compréhension du "fait rituel" et une meilleure acceptation des évolutions proposées par les populations locales.
Through the example of several changes in funeral practices during epidemic phases in non-European territory (mainly sub-Saharan Africa), we will see in this article how public health can be enriched by an anthropological approach. for a better understanding of the "ritual fact" and a better acceptance of the changes proposed by the local populations.
MOTS-CLEFS / KEYWORDS
Introduction
Un rite se présente comme une séquence d'actions ou de comportements plus ou moins conformes à un programme pré-établi et identifiable comme tel par ceux qui le pratiquent ou en sont les témoins [1]. Dans sa définition « molle », le rite est un ensemble codifié d’actes. Dans son acception anthropologique, le rite est un ensemble d’actes destinés à assurer une transformation : un sacrifice, des incantations magiques, une communion liturgique en sont autant d’exemples classiques [2]. Les rites funéraires se cristallisent autour de la mort et des morts.
Il est possible de considérer chaque société au travers du prisme de ses rites et pratiques funéraires. De fait, nulle société humaine ne perçoit le corps comme un reste inerte [3]. Nulle part, il ne reste disponible à la curiosité et à la fantaisie des vivants. Des rites funéraires permettent la prise de congé du groupe, protègent le défunt et jalonnent son chemin vers l’au-delà. La dépouille est l’objet du plus grand soin, et si la mort a frappé ailleurs, le corps est rapatrié là où demeurent ses proches [3]1.
Du point de vue de l’anthropologie sociale, les rites ne sauraient donc être réduits à l'inventaire des pratiques prenant place entre la mort biologique d'une personne et la mise à l'écart matérielle de son cadavre (incinération, enterrement, ingestion rituelle parfois limitée à celle des os réduits en poudre, etc…) [1].
Pour autant, l’examen médical ou médico-légal des pratiques funéraires répond davantage à une volonté de meilleure connaissance des agents pathogènes ou pratiques d’hygiène, qu’à un vaste de projet de description anthropologique des rites de passage dans l’autre-monde.
On estime qu’au moins 20% des nouvelles contaminations lors de l’épidémie de fièvre Ebola de 2014-2015 en Afrique de l’Ouest – épidémie ayant entraîné le décès de plus de 10 000 personnes – se produisaient à l’occasion des rites funèbres pratiqués pour les personnes mortes de l’infection [5], [6]. De fait, les rituels funéraires impliquaient de toucher ou de laver le corps du défunt, encore porteur d’une forte charge virale. En Sierra Leone, les coutumes exigeaient qu’à la mort d’un homme, son épouse se rase la tête et soit recouverte de la boue provenant du lavage du cadavre [7]. Ce rituel la libérait ainsi de l'esprit jaloux du mari défunt, et la préparait à se remarier ou à retourner dans sa propre famille [8]. Un rapport couvrant la période du 20 au 26 octobre 2014 pour la seule Sierra Leone estimait que 90 équipes étaient rendues nécessaires sur le territoire afin de pouvoir garantir des enterrements sanitairement « sécurisés », chacune des équipes comptant 9 à 12 personnes (thanatopracteurs, chauffeur, interprète…) [9]. En octobre 2014, l’OMS édite un guide « Comment inhumer sans risque et dans la dignité les personnes décédées de maladie à virus Ebola suspectée ou confirmée » (version à jour en janvier 2023 : octobre 2017). Douze étapes sont décrites avec force pictogrammes, depuis l’arrivée dans le village de l’équipe chargée de l’inhumation, jusqu’au départ après réalisation des procédures d’inhumation et de désinfection [10]. Des adaptations aux procédures sont proposées, selon que la personne décédée soit de confession chrétienne ou musulmane. Les pré-requis sont la compréhension, l’adhésion et la coopération des familles, de façon indispensable. La mise en œuvre du protocole de l'OMS a été cruciale (« vital ») pour stopper la propagation de la maladie et restaurer la confiance avec les communautés [11]. Ce protocole a changé la donne (« game changer ») dans la réponse à la crise sanitaire galopante [11] (Figure 1).
Social Science in Humanitarian Action est une plateforme issue d’une coopération entre l’IDS (Institute of Development Studies), la LSHTM (London School of Hygiene and Tropical Medicine), Anthrologica et le programme C4D (Communication for Development) de l’UNICEF (United Nations International Children's Emergency Fund), visant à fournir des réponses d’urgence adaptées à la réalité sociale des populations [12]. En 2020, une étude de cas portée par cette plateforme relate les stratégies mises en œuvre afin d’assurer l’enterrement sanitairement sécurisé d’une femme enceinte guinéenne probablement décédée de Maladie à Virus Ebola (MVE) en 2014 [12]. Les coutumes Kissi exigent en effet que le fœtus soit séparé du corps de sa mère lorsque celle-ci décède en cours de grossesse, afin d’éviter qu’une malédiction s’abatte sur le reste de la communauté. Dans ce contexte épidémique, les autorités médicales du district de Guéckédou ont recommandé à l’inverse un enterrement « sécurisé », consistant à placer le corps intact dans un sac mortuaire à l’hôpital, puis à le transporter directement vers un cimetière [12]. La famille de la femme décédée et le village se sont opposés catégoriquement à ce projet, bien déterminés à pratiquer une césarienne post-mortem, acte éminemment contaminant pour ses acteurs. Une anthropologue de l’OMS a été missionnée pour réaliser une évaluation ethnographique, afin de comprendre la manière dont le décès, et en particulier le décès inattendu, était appréhendé par différents membres de la communauté. Le but était de décrire les logiques sous-tendant la pratique de la césarienne post-mortem, afin d’y trouver une alternative. Pour les Kissi, il était impératif de pratiquer une césarienne réalisée par un initié homme ou femme, ou par un praticien dans un centre médical. En effet, l’enfant toujours relié au corps de sa mère représentait un fardeau qu’il était injuste pour la femme de devoir éternellement porter ; par ailleurs, la femme serait venue à se présenter dans l’au-delà devant ses ancêtres en compagnie d’un être non prêt, non socialisé, ce qui aurait pu constituer une offense ; enfin, une femme enceinte qui décède aurait pu avoir pratiqué la sorcellerie, l’esprit sorcier ayant affaibli son corps au détriment de la grossesse ; dans ce dernier cas, si une vérification n’était pas effectuée via la pratique de la césarienne, et un rituel pratiqué si traces de sorcellerie, l’entourage proche aurait pu se trouver stigmatisé et exclu de la communauté. Après dialogue avec des praticiens traditionnels et des chefs de la région forestière sud-est de la Guinée, « l’anthropologue a été en mesure d’identifier la flexibilité inhérente aux traditions funéraires ». De fait, un rituel dit « Wolilé » a été pratiqué, au cours duquel un chien – représentant symboliquement la femme décédée –, a été sacrifié et inhumé à dehors du village. L’OMS et ses partenaires ont financièrement pourvu au rituel de réparation Wolilé, et la communauté a ainsi accepté l’enterrement sécurisé [12]. Dans d'autres circonstances nécessitant une action rapide, les anthropologues peuvent déployer des outils d'évaluation déjà existants, telles que les procédures d'évaluation rapide et les enquêtes sur les connaissances, les attitudes et pratiques [13]. MSF (Médecins Sans Frontières) a par exemple développé des outils d'évaluation rapide utilisant des méthodes qualitatives pour évaluer les aspects familiaux, communautaires et structurels. Ces outils sont précieux pour leur capacité à produire rapidement des données brutes mais ne sont pas destinés à remplacer la recherche anthropologique primaire, car ne pouvant rendre compte de l'influence interdépendante des facteurs biologiques, sociaux et environnementaux, ainsi que le font les approches anthropologiques approfondies [13]. Les anthropologues ont ici rayonné dans l’ensemble des territoires concernés par la MVE, et ont pleinement contribué à ce que la population accepte ces nouvelles pratiques [14].
Alors qu’un article du Lancet affirmait en 2015 que le changement dans les pratiques funéraires avait été une condition impérative au recul de l’épidémie et que l’efficacité des mesures de lutte contre les contaminations ne fasse pas débat [11], aucune donnée chiffrée évaluant l’effet des nouveaux protocoles n’a pu être relevée. Il est toutefois possible de conclure indirectement à l’efficacité des nouvelles mesures d’inhumation, en quantifiant la part de responsabilité attribuable aux inhumations non sécurisées dans les chaînes de contamination. A partir de données collectées sur le terrain en Sierra Leone, Guinée et Libéria par la Croix-Rouge à l’été 2015, on a estimé qu’un enterrement non sanitairement sécurisé générait une moyenne de 2,58 cas secondaires, résultat variant dans l’espace (fourchette : 0-20). On évalue que le nombre cas secondaires de MVE évités grâce à la mise en place de protocoles d’enterrements sécurisés est compris dans une fourchette imprécise [1 411 - 10 452], réduisant ainsi l'épidémie de 4,9 % à 36,5 % [15]. Un modèle mathématique testant l’efficacité des trois principales mesures de contrôle (isolement, enterrement sécurisé, vaccination) confirme l’efficacité de chacune d’entre elles ; c’est toutefois la vaccination qui semble la plus efficace, elle-même potentialisée par l’implémentation d’autres mesures [16]. Une étude évaluant l’efficacité des interventions (isolation des cas, mise en quarantaine des cas contacts, éducation des populations, enterrement sécurisé, distanciation sociale) dans le contrôle de l’épidémie au Libéria en 2014-2015 rapporte que le mode d’intervention le plus efficace est la distanciation sociale, suivie des mesures d’isolation et de quarantaine, puis des enterrements sécurisés en quatrième position [17]. Certaines publications font état d’une épidémie pourtant difficilement contenue, en raison d’une trop grande latence dans l’acceptation des pratiques sécurisées, et d’un défaut de moyens humains mis à disposition pour l’éducation des populations rurales [18].
Traiter les corps avec respect et dignité ; respecter les coutumes et pratiques religieuses dans la mesure où elles ne mettent pas en danger les vivants : ces principes ont favorisé l'acceptabilité des enterrements sécurisés dans le cas de la MVE. Les décès étant plus susceptibles d'être signalés – plusieurs rapports au Liberia ont en effet fait état de fossoyeurs ayant accepté des pots-de-vin pour rédiger des certificats de décès attestant faussement que la victime n'était pas décédée d'Ebola [6] –, et les corps bénéficiant d’un enterrement sécurisé, la chaîne de transmission s’essouffle, voire s’interrompt [6]. Indéniablement, le regard porté par l’anthropologue ou le médecin sur les rites et pratiques funéraires participe de la prévention en santé publique. Rappelons enfin le propos de Jean-Charles Sournia dans L’Utopie de la santé (1984) : « La prévention est auréolée d’une aura mythique, on compte sur elle pour nous débarrasser des fléaux qui nous menacent. Elle est un avatar de l’utopie de la bonne santé universelle et éternelle. L’homme est mortel, il succombe à l’usure et à la maladie, jamais les médecins n’éviteront la mort par la science, jamais les gouvernements ne supprimeront les maladies par décret. Ils peuvent repousser les échéances finales, amoindrir les risques, égaliser les chances des individus ». Egaliser les chances des individus dans un monde devenu global, c’est précisément le vœu pieux qu’OMS, ONG et grands de ce monde s’efforcent aujourd’hui d’accomplir, avec un succès certain à défaut de parfait.
Notes
1. Il ne s’agit pas d’une vérité absolue : dans certains cas, il existe une nécrophobie (peur du retour du mort) à l’égard de la personne décédée si celle-ci est partie de « male-mort », c’est-à-dire d’une façon brutale : guerre, crime, catastrophe naturelle, suicide, épidémie, accident, exécution… Le cadavre sera potentiellement mis à l’écart, démembré, et des rituels magico-religieux pratiqués afin de préserver la communauté d’un éventuel retour [4].
Bibliographie
[1] J.-P. Albert, “Les rites funéraires. Approches anthropologiques,” Les cahiers de la faculté de théologie, no. 4, p. 141, 1999.
[2] C. Raineau, “Du rite de passage au souci de soi : vers une anthropologie de la jeunesse ?,” Siècles. Cahiers du Centre d’histoire « Espaces et Cultures », no. 24, Art. no. 24, May 2006, doi: 10.4000/siecles.1457.
[3] D. Le Breton, “Le cadavre ambigu : approche anthropologique,” Études sur la mort, vol. 129, no. 1, pp. 79–90, 2006, doi: 10.3917/eslm.129.0079.
[4] P. Charlier, Male-mort. Morts violentes dans l’Antiquité. Paris: Fayard, 2009.
[5] J.-Y. Nau, “Ebola : enterrement dans la dignité, mode d’emploi,” Revue Medicale Suisse, no. 451, Nov. 2014, Accessed: Jan. 12, 2023. [Online]. Available: https://www.revmed.ch/revue-medicale-suisse/2014/revue-medicale-suisse-451/ebola-enterrement-dans-la-dignite-mode-d-emploi
[6] A. Manguvo and B. Mafuvadze, “The impact of traditional and religious practices on the spread of Ebola in West Africa: time for a strategic shift,” Pan Afr Med J, vol. 22, no. Suppl 1, p. 9, Oct. 2015, doi: 10.11694/pamj.supp.2015.22.1.6190.
[7] M. C. Ferme, The Underneath of Things: Violence, History, and the Everyday in Sierra Leone. 2001.
[8] P. Richards et al., “Social Pathways for Ebola Virus Disease in Rural Sierra Leone, and Some Implications for Containment,” PLOS Neglected Tropical Diseases, vol. 9, no. 4, p. e0003567, avr 2015, doi: 10.1371/journal.pntd.0003567.
[9] United Nations Mission for Ebola Emergency Response (UNMEER) and the National Emergency Response Centre, in collaboration with response partners, “Sierra Leone: Ebola Emergency Weekly Situation Report No. 1, 20 - 26 October 2014,” New York, NY: United Nations Mission for Ebola Emergency Response, 2014. [Online]. Available: http://reliefweb.int/sites/reliefweb.int/files/resources/Weekly_SL_SitRep1_27Oct_%20FINAL_0.pdf
[10] Organisation Mondiale de la Santé, “Comment inhumer sans risque et dans la dignité les personnes décédées de maladie à virus Ebola suspectée ou confirmée, WHO/EVD/GUIDANCE/Burials/14.2.” Oct. 2014. [Online]. Available: https://apps.who.int/iris/bitstream/handle/10665/149397/WHO_EVD_GUIDANCE_Burials_14.2_fre.pdf
[11] K. Marshall and S. Smith, “Religion and Ebola: learning from experience,” The Lancet, vol. 386, no. 10005, pp. e24–e25, Oct. 2015, doi: 10.1016/S0140-6736(15)61082-0.
[12] Social Science in Humanitarian Action (SSHAP), “Équilibre entre les rituels d’enterrement et les exigences en matière de santé publique durant l’épidémie de virus Ébola survenue en Guinée en 2014 - Etude de cas,” no. Numéro 8, Avril 2020.
[13] D. Stellmach, I. Beshar, J. Bedford, P. du Cros, and B. Stringer, “Anthropology in public health emergencies: what is anthropology good for?,” BMJ Glob Health, vol. 3, no. 2, p. e000534, Mar. 2018, doi: 10.1136/bmjgh-2017-000534.
[14] F. K. Sikakulya, M. K. Ilumbulumbu, S. F. Djuma, G. K. Bunduki, A. K. Sivulyamwenge, and M. K. Jones, “Safe and dignified burial of a deceased from a highly contagious infectious disease ebolavirus: Socio-cultural and anthropological implications in the Eastern DR Congo,” One Health, vol. 13, p. 100309, Aug. 2021, doi: 10.1016/j.onehlt.2021.100309.
[15] A. Tiffany et al., “Estimating the number of secondary Ebola cases resulting from an unsafe burial and risk factors for transmission during the West Africa Ebola epidemic,” PLOS Neglected Tropical Diseases, vol. 11, no. 6, p. e0005491, juin 2017, doi: 10.1371/journal.pntd.0005491.
[16] A. J. O. Tassé, B. Tsanou, J. M.-S. Lubuma, and J. L. Woukeng, “Assessment of effective isolation, safe burial and vaccination optimal controls for an Ebola epidemic model,” Epidemiology, preprint, Jun. 2020. doi: 10.1101/2020.06.03.20121319.
[17] N. Tuncer, C. Mohanakumar, S. Swanson, and M. Martcheva, “Efficacy of control measures in the control of Ebola, Liberia 2014–2015,” Journal of Biological Dynamics, vol. 12, no. 1, pp. 913–937, Jan. 2018, doi: 10.1080/17513758.2018.1535095.
[18] C. Park, “Traditional funeral and burial rituals and Ebola outbreaks in West Africa: A narrative review of causes and strategy interventions,” Journal of Health and Social Sciences, no. 1, pp. 73–90, 2020, doi: 10.19204/2020/trdt8.