Enquête orale et collecte documentaire : une revisite d’enquête dans le Mänz, Éthiopie

Oral survey and documentary collection: a survey revisit in Mänz, Ethiopia

RESUME /ABSTRACT

Cette note présente les résultats d’un terrain de deux mois dans le Mänz, une région située en Ethiopie, au nord de la région du Shoa. Région d’origine de la dynastie impériale dont descend Haylä Sellasé, elle au cœur de l’historiographie officielle. Les matériaux collectés sur place, oraux et écrits, tendent pourtant à montrer la coexistence, souvent conflictuelle, de cette historiographie avec l’histoire locale et régionale. A l’aune du concept de feed-back, ces matériaux permettent de mieux comprendre le rôle joué par l’imprimé dans la diffusion de l’histoire nationale éthiopienne et comment cette histoire prend progressivement le pas sur des versions orales précédentes.

This note presents the results of a two-month fieldwork in Mänz, north of the Shoa region in Ethiopia. As the region of origin of the imperial dynasty from which Haylä Sellasé descends, Mänz is at the heart of official historiography. The materials collected on site, both oral and written, tend to show the coexistence, often conflicting, of this historiography with local and regional history. In the light of the concept of feedback, these materials allow for a better understanding of the role played by print in the dissemination of Ethiopian national history and how this history progressively takes precedence over previous oral versions.

Le Mänz est une région située au nord-est de la province du Säwa, sur le haut plateau éthiopien, qui culmine à plus de 3000 mètres d’altitude. Il est divisé en quatre districts (wareda) : le Gerameder, le Mamameder, le Lalomeder et Keya Gabriel, dont les capitales sont respectivement Mähal Meda, Molalé, Wägäré et Goman Amba.

Fig.1 Carte de localisation du Mänz. Fond de carte : Google Earth
Fig. 1 Carte de localisation du Mänz. Fond de carte : Google Earth
Fig.2 Les trois principaux districts du Mänz. Fond de carte : Google Earth
Fig. 2 Les trois principaux districts du Mänz. Fond de carte : Google Earth

Deux routes relient le Mänz au reste du pays : la première part de Däbrä Berhan et rejoint Mähal Meda, la seconde passe à travers le Tägulät et Sahlä Dengay, pour rejoindre Molalé. En 1944, c’est la première route qu’emprunta Arya Sellasé, un historien éthiopien, afin de mener une enquête historique et généalogique dans le Mänz. Il avait été envoyé dans la région par le Bureau de l’histoire au service du roi Haylä Sellasé (1930-1974), afin de collecter des matériaux concernant l’histoire de la dynastie shoanne, dont descendait le roi, et qui venait effectivement du Mänz. Son fondateur, Nägässi Krestos Wäräda Qal, dont on situe le règne entre 1682 et 1703 environ, mena à partir du Gerameder une série de conquêtes qui furent étendues par ses descendants, jusqu’à unifier le Säwa sous le contrôle d’un seul roi, Sahlä Sellasé (1806-1847) puis l’Ethiopie toute entière sous le contrôle d’un roi des rois, Ménélik II (1889-1907). Le Mänz occupe donc une place centrale dans l’histoire officielle de l’empire éthiopien1, en particulier dans les textes historiques produits sous le règne de Ménélik. Dès la fin du XIXe siècle, on trouve ainsi un ensemble de textes qui racontent comment Lebna Dengel, roi chrétien du XVIe siècle attaqué par les armées de l’imam Ahmed b. Ibrahim al-Ghazi, aurait laissé l’un de ses quatre fils dans le Mänz avant de s’enfuir dans le nord du pays. La dynastie des shoans descendrait donc de ce fils, Ya’qob, et par extension de la famille royale dite « salomonienne », qui commença à régner sur l’Ethiopie à partir de 12702. Lorsqu’Arya Sellasé se rend au Mänz, il est donc à la recherche de sources sur l’histoire de la dynastie shoanne, en particulier sur l’histoire de Ya’qob et de sa descendance directe. Il est néanmoins rapidement confronté à un véritable décalage entre ses connaissances historiques, acquises au travers d’une tradition livresque fixée sous le règne de Ménélik, dans la capitale Addis-Abeba, et l’histoire locale telle qu’il la recueille au cours de son enquête[1]. Entre 1998 et 2001, Marie-Laure Derat et Deresse Ayenatchew ont à leur tour mené des enquêtes orales dans le Mänz, dans le cadre d’un projet de fouilles du camp royal présumé du roi Baeda Maryam, autour de l’église de Meshala Maryam [2]. Ils recueillent eux aussi des versions divergentes de l’histoire impériale, des généalogies mettant en avant des personnages extérieurs à la dynastie shoanne, comme Gera et son fils Elay, sans que Ya’qob et ses descendants directs ne soient mentionnés.

Dans le cadre de ma thèse qui traite la question de l’évolution du métier d’historien dans l’Éthiopie du XXe siècle à partir de l’exemple de l’historiographie de la dynastie shoanne, il m’a donc semblé intéressant d’aller à mon tour dans le Mänz, pour questionner les corpus déjà assemblés par les enquêteur.ice.s précédent.e.s. Comment l’histoire locale s’écrit-elle et se raconte-elle aujourd’hui dans le Mänz ? Diverge-t-elle toujours de l’histoire nationale telle qu’elle fut écrite par les historiens au service du pouvoir impérial ?

Cette note vise à présenter la documentation rassemblée au cours d’un terrain de deux mois dans le Mänz, effectué dans le cadre d’un terrain de six mois en Éthiopie grâce au soutien financier de la Fondation Martine Aublet, entre mars et août 2022. Marie-Laure Derat m’ayant généreusement donné accès aux archives des entretiens que l’historienne a pu mener à la fin des années 1990, j’ai pu concevoir mon enquête comme une revisite « historique »3 et comparer nos corpus.

Entretiens oraux

Notons tout d’abord que la région du Mänz est une région isolée : la route, dont la construction a commencé en 1947/48, n’a jamais été achevée et compte encore aujourd’hui de longs tronçons de terre. La région se trouve donc en marge de l’axe dynamique qui relie Addis-Abeba à Däbrä Berhan et plus loin au nord à la ville de Mekele, dans le Tigray. Les routes sont difficilement empruntables, et un nombre important de villages ne sont accessibles qu’à pied, en particulier ceux qui se trouvent au fond de la qolla, vallée dont la profondeur peut atteindre plus de 1000 mètres dans la région. Cette situation d’isolement n’a pas empêché la région d’être touchée directement par la guerre qui a opposé la région du Tigray au gouvernement fédéral éthiopien et le Mänz a été occupé par l’armée tigréenne en août 2021. Pendant cette occupation, certains bâtiments administratifs avaient été incendiés et du matériel avait été saisi. Huit mois plus tard, lors de mon terrain, l’inquiétude n’était pas retombée puisque des combats continuaient d’avoir lieu, en mars et avril 2022, au nord du pays4.

Ce terrain a donc débuté dans la ville de Mähal Meda, qui devint la capitale administrative du Mänz en 1967, à l’occasion d’une visite d’Haylä Sellasé dans la région5. Mon objectif était d’identifier les lieux dans lesquels s’étaient rendus les précédent.e.s enquêteur.ice.s, afin de comparer la pérennité des informations qu’il.elle.s avaient pu recueillir, et d’identifier de nouveaux informateur.ice.s. J’aimerais ici souligner le rôle des bureaux de la culture et du tourisme, antennes du gouvernement régional, qui dépendent dans le Mänz d’un bureau principal à Däbrä Berhan. Il s’agit d’un organisme chargé de la promotion et de la conservation des cultures locales, dont les membres mènent eux-aussi des enquêtes orales. On trouve donc dans ces bureaux une documentation intéressante, des comptes-rendus d’entretiens, des brochures publicitaires qui présentent les attraits touristiques de la région, mais également des brochures historiques, produites par les communautés ecclésiastiques. Mon terrain a été grandement facilité par les membres de ces bureaux, qui m’ont accueillie, donné accès à leurs documents et présentée à des informateur.ice.s que je n’aurais pu rencontrer sans leur intercession.

J’ai mené au total 14 entretiens semi-directifs dans le Gerameder, auprès de douze membres du clergé orthodoxe et de deux administrateurs locaux. La mémoire des rois shoans est en effet d’abord conservée et entretenue dans les églises que ceux-ci ont fondé : Agantsha Kidanä Mehrät, fondée par Nägassi Krestos, Ahmed Washa Mehrät, lieu de naissance supposé de Nägassi et Ferkuta Kidanä Mehrät, monastère fondé selon la tradition sous le règne de Zär’a Ya’qob (1432-1468) et où le roi shoan Amha Iyasus (1733-1767) aurait reçu son éducation religieuse. Trois informateurs se sont démarqués de par leur connaissance étendue de l’histoire de la région et en particulier de l’histoire de la dynastie. En dépit de leur proximité géographique (ils vivent dans un rayon de 100 kilomètres), leurs versions diffèrent et incarnent cette dissension entre une histoire régionale, entretenue localement par les membres, souvent les plus anciens, des communautés ecclésiastiques, et l’histoire nationale, écrite par des historiens au service du pouvoir impérial, qui fait aujourd’hui partie de la formation des jeunes intellectuels de la région. Cette note consistant en un récit de terrain, je proposerai seulement ici une présentation des informateurs les plus pertinents pour mon étude et une première série d’hypothèses quant à l’analyse de ce matériau oral. Ces entretiens et leur transcription feront l’objet d’une étude approfondie et d’une édition dans ma thèse.

Le premier est l’ancien diacre de l’église d’Agantsha Kidanä Mehrät, ato Getatchew, âgé d’environ 102 ou 103 ans selon sa propre estimation. Il vit aujourd’hui dans le village de Dähana, à une demi-heure de marche de l’église et m’a été présenté par un prêtre officiant à Agantsha. J’étais accompagnée pour l’entretien d’un jeune diacre bilingue amharique-anglais, ato Demse Mamo. Le second est Gäbrä Ṣadiq, prêtre de l’église d’Amhed Washa Mehrat, qui se trouve sur la route d’Ashen, à environ une heure de route de Mähal Meda. Il m’a été présenté par son neveu, Ato Zemenu Alemayehu, car dans certaines versions de l’histoire de Nägassi Krestos, Ahmed Washa est cité comme son lieu de naissance. Enfin le dernier informateur est ato Täsämmä Käbbädä, âgé d’environ 80 ans, et qui devint maire de Mähal Meda en 1967.

Au cours des trois entretiens, j’ai demandé à mes informateurs de me donner la généalogie de Nägassi, tant ses ancêtres que ses descendants (fig. 3).

Fig3  Tableau comparatif de trois généalogies de la dynastie shoanne recueillies à l’oral dans le Mänz
Fig. 3  Tableau comparatif de trois généalogies de la dynastie shoanne recueillies à l’oral dans le Mänz

L’analyse de ces trois généalogies sera menée plus avant dans ma thèse mais nous pouvons déjà voir apparaître un point fondamental : alors que les deux premiers informateurs, membres du clergé et vivant dans des endroits ayant conservé un substrat mémoriel fort autour de la figure de Nägassi, identifient Lebso comme son père, le troisième informateur, administrateur formé dans le Mänz mais qui a poursuivi son éducation à Addis Abeba, reproduit la généalogie shoanne telle qu’elle est présentée dans la chronique officielle du règne de Ménélik II, c’est-à-dire comme descendante directe de l’abeto Ya’qob. A la question des sources sur lesquelles ils s’appuient pour transmettre cette histoire, les deux premiers répondent qu’il s’agit de l’histoire orale (afa tarik), transmise par des membres du village identifiés comme fins connaisseurs de l’histoire régionale, tandis que le troisième cite l’ouvrage de Täklä Ṣadeq Makuriya, KäTewodros eskäLebnä Dengel [4], publié en 1945, et l’ouvrage du Dr Lapiso, YäItyopya Tarik [5], publié en 1990, soit deux intellectuels addisotes, proches du pouvoir, qui ont effectivement mis par écrit une histoire du Säwa conforme à la version officielle et dont les ouvrages ont été imprimés. L’effet de feed-back6 est ici assez net : l’impression initiale de la généalogie officielle et sa reproduction dans plusieurs travaux historiques lui a permis d’accéder à une diffusion assez importante pour être intégrée à la tradition orale locale. Cet effet est d’autant plus important à noter qu’il semble relativement nouveau : ni Arya Sellasé en 1944, ni Marie-Laure Derat et Deresse Ayenatchew à la fin des années 1990, n’ont rencontré d’informateurs qui leur parlaient de Nägassi comme descendant de Ya’qob. Assiste-t-on alors à un renouveau du paradigme historiographique dans le Mänz et si oui, par quels moyens celui-ci se déploie-t-il ?
 

Les brochures historiques : une source sur l’historiographie régionale

Bien que celles-ci restent rares, on m’a donné à trois reprises des brochures imprimées, d’environ une dizaine de pages, qui retraçaient l’histoire d’une église en particulier. Ces brochures sont produites par des comités composés d’intellectuels locaux et de membres éminents du clergé. L’une d’elles concerne l’église d’Agantsha Kidanä Mehrät, fondée par Nägassi Krestos (fig. 4).

Fig4a  Brochure sur l’histoire de l’église d’Agantsha Kidanä Mehrät, fondée par Nägassi Krestos, datée de 2018.
Fig4b  Brochure sur l’histoire de l’église d’Agantsha Kidanä Mehrät, fondée par Nägassi Krestos, datée de 2018.
Fig. 4a et4b  Brochure sur l’histoire de l’église d’Agantsha Kidanä Mehrät, fondée par Nägassi Krestos, datée de 2018.

Dans cette brochure, l’histoire qui est présentée est celle de l’église, mais également celle de la dynastie shoanne. Or la version qui prédomine est la version officielle, on y mentionne l’histoire de Ya’qob, laissé par son père dans le Mänz lors de sa fuite. Le texte est particulièrement intéressant car il cite ses sources : Täklä Sadeq Makuriya [4] et l’ouvrage consacré au voyage de l’empereur à Gondar, écrit par Märs’e Hazän Wäldä Qirqos en 1947 [7], soit des historiens ayant travaillé dans les années 1940 et dont les ouvrages ont été imprimé par l’imprimerie nationale Berhannena Sälam. Ce type de documentation semble contribuer activement à intégrer des éléments de la culture écrite, ici celle d’Addis Abeba, à la tradition orale du Mänz : lorsque j’ai interrogé des membres du clergé d’Agantsha, j’ai été immédiatement redirigée vers cette brochure. Il est particulièrement intéressant de voir la cohabitation de ces versions : Ato Getatchew, qui identifiait fermement Lebso comme étant le père de Nägassi, et Shaf comme son plus lointain ancêtre, faisait lui aussi partie de la communauté ecclésiastique d’Agantsha.

Ces brochures constituent une source inédite pour faire l’histoire intellectuelle contemporaine des régions : réunis en comités, les auteurs enquêtent, réunissent des témoignages oraux, des ouvrages et bénéficient d’un accès privilégié aux collections d’église, notamment de manuscrits. Selon l’un des auteurs d’une brochure consacrée à l’école publique laïque Nägassi Krestos Wäräda Qal à Molalé, les travaux sont ensuite mis en commun et peuvent donner lieu à des discussions publiques. Les brochures sont ensuite éditées par une imprimerie locale et vendues à quiconque souhaite se renseigner sur la région. Il est intéressant de voir que si ces brochures sont la trace d’un effet de feed-back de l’imprimé d’Addis Abeba sur la tradition orale du Mänz, elles s’en font aussi le vecteur : lorsque je me suis rendue à Ferkuta Kidanä Mehrät pour interroger son clergé sur l’histoire du monastère, un prêtre m’a lue la brochure que j’avais auparavant récupérée au bureau de la culture de Mähal Meda (fig. 5).

Fig5a  Brochure sur l’histoire de Ferkuta Kidanä Mehrät, datée de 2011
Fig5b Brochure sur l’histoire de Ferkuta Kidanä Mehrät, datée de 2011
Fig. 5a et 5b Brochure sur l’histoire de Ferkuta Kidanä Mehrät, datée de 2011

On peut donc faire l’hypothèse que l’historiographie de la dynastie shoanne connaît un moment de transition dans le Mänz, l’histoire locale étant en passe d’être recouverte par l’histoire nationale.

Limites du terrain et conclusion

Il faut néanmoins noter ici l’une des limites principales de mon terrain, qui tend à nuancer cette dernière affirmation : étant partie seule, je n’ai parfois pu trouver personne pour m’accompagner dans des endroits difficiles d’accès, notamment dans la qolla. Or on m’a signalé deux endroits ayant conservé la mémoire de Gera, un guerrier local, et de son fils Elay : Dios Ledäta, une église à flanc de montagne, en face du plateau de Mäshäla Maryam, et Afqara, un village au fond de la vallée de Wägäré (Lalomeder), où vivaient des descendants de Gera selon Arya Sellasé en 1944, ce qui est toujours le cas aujourd’hui selon les membres du bureau de Wägäré. Il existe donc des poches de survivance d’histoires locales, bien qu’il soit possible que celles-ci disparaissent dans les prochaines années. Je noterai également la disproportion géographique de mon corpus : je n’ai pu mener que six entretiens au total dans les districts du Mamameder et du Lalomeder, dont seulement deux étaient liés directement à la dynastie. Dans ces deux districts, j’ai plutôt réalisé l’importance locale de la mémoire des patriotes qui ont lutté contre l’occupation italienne entre 1935 et 1940. Au cours de mon terrain, j’ai recueilli des témoignages d’anciens patriotes, des poèmes de guerre déclamés contre l’occupant et qui avaient été mémorisés par un ancien militaire à Wägäré, ainsi qu’une revue produite par l’association des résistants du Mänz. L’histoire des patriotes est revenue dans la totalité de mes entretiens et fait partie intégrante de l’histoire locale, de manière bien plus prégnante que l’histoire royale. Chacun de mes informateurs connaissait les noms des militaires les plus illustres de la région et plusieurs familles détenaient par exemple une biographie imprimée du Däjjatch Käfäläw, un chef mänzeh. La mémoire de cette résistance entretient des rapports ambigus au pouvoir impérial, puisque les patriotes continuèrent de se battre après que l’empereur se soit exilé en Angleterre en 1935. Si cette question n’est pas au cœur de ma thèse, elle mériterait néanmoins d’être traitée plus avant à l’avenir. Pour finir, je me suis rendue une semaine à Sälla Dengay, une ville à la frontière entre le Mänz et Tägulät, où se trouvent des ruines qui indiqueraient le lieu de naissance de Sahla Sellasé, grand-père de Ménélik, ainsi qu’un palais ayant appartenu à sa mère, Zännäbä Wärq. J’ai pu mener des entretiens avec les prêtres de l’église de Marqos, qui fut fondée par Ménélik II en 1876 E.C. (1883/84) et dans laquelle se trouvent des objets usuels de la famille royale ainsi qu’une collection de manuscrits, qu’il ne m’a malheureusement pas été possible de consulter le jour de ma visite.

En conclusion, ce terrain m’a permis de me rendre dans les principaux centres de production du savoir de la région du Mänz, sans avoir pu consulter certaines documentations situées dans des espaces marginaux. Si les matériaux recueillis appartiennent tous à l’époque contemporaine, ils permettent néanmoins d’élaborer un corpus susceptible d’informer l’effet de feed-back qui touche la tradition orale mänzeh et plus largement d’informer la manière dont les circuits du savoir installés par le pouvoir d’Haylä Sellasé ont continué d’irriguer la région, jusqu’à provoquer un renversement des connaissances : aujourd’hui, les versions orales « divergentes » sont considérées par les détenteurs de la version lettrée officielle comme appartenant à la légende. Ce phénomène montre ainsi certains des canaux que le pouvoir impérial a utilisé pour construire une histoire nationale commune et hégémonique. L’imprimé et l’école apparaissent ici comme deux vecteurs centraux de la diffusion de cette histoire, les archives du Bureau de l’histoire d’Haylä Sellasé nous permettant de voir que la diffusion de l’imprimé relevait effectivement d’une politique volontaire. Ce terrain constitue donc le dernier chaînon d’une histoire qui s’écrit au long cours, dès la fin du XIXe siècle et qui tend aujourd’hui à recouvrir l’histoire locale et régionale.

Notes

  1. Une expression employée par Täsämmä Käbbädä, ancien maire de Mehal Meda, exprime d’ailleurs bien cette idée : መንዝ፡ የኢትዮጵያ፡ መብቃያ፡ ችግኝ፡ ነው። [Mänz: yäityopya: mäbqaya : tchigign : näw] Le Mänz est le berceau de l’Ethiopie.
  2. On retrouve cette généalogie dans une Chronique du Säwa rédigée en 1892/93 par le secrétaire royal de Ménélik, Gäbrä Sellasé.
  3. Gilles Laferté [3] classe ainsi les revisites d’enquête en quatre catégories, les deux dernières (revisite « empirique » et revisite « structurelle ») ayant pour objectif commun de saisir l’historicité des changements internes à une société, soit une ethnographie du temps long, rendue possible par la revisite de la documentation de missions scientifiques précédentes.
  4. Un accord de paix a été signé le 2 novembre 2022 entre le gouvernement éthiopien et le Front de libération du peuple du Tigray.

  5. Information donnée par Ato Täsämmä Käbbädä.

  6. David Henige [6] définit le feed-back comme l’effet d’un matériau externe, souvent imprimé, qui est incorporé à la tradition orale.

Références 

[1] Arya Sellasé Wäreta. Visite du Mänz. 1944, Addis Abeba, fonds Märsé Hazän, ENALA.

[2] Derat ML, Deresse Ayenatchew. 2. Les sites de Mesḥāla Māryām et de Gabriel : pierres d’attente pour l’histoire du Manz. In : Gabriel, une église médiévale d’Éthiopie : Interprétations historiques et archéologiques de sites chrétiens autour de Mesḥāla Māryām (Manz, Éthiopie), XVe-XVIIe siècles. Addis Abeba : Centre français des études éthiopiennes, 2012, pp. 25-63.

[3] Laferté G. Des archives d'enquêtes ethnographiques pour quoi faire ? Les conditions d'une revisite. Genèses, 2006;2,63:25-45.

[4] Täklä Ṣadeq Makuriya. KäTewodros eskäLebnä Dengel. Addis Abeba, 1944.

[5] Dr Lapiso Delebo. YäItyopya Tarik. Addis Abeba, 1990.

[6] Henige David P. The Problem of Feedback in Oral Tradition: Four Examples from the Fante Coastlands. The Journal of African History, 1973 ; 14,2:223-35.

[7] Märs’e Hazän Wäldä Qirqos. Germawi negusä nägäst qädamawi Haylä Sellasé Gondaren yämägwäbegnätatchew tarik. Addis Abeba, 1947.

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