Perdre sa voie
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Juliette Danfakha,
LESC / EREA,
jdanfakha@hotmail.com -
Récit de terrain
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Juliette Danfakha,. Perdre sa voie. Antipodes, Annales de la Fondation Martine Aublet. 7 mars 2022. https://doi.org/10.48728/antipodes.220108
RESUME / ABSTRACT
Avec 99,5% de personnes en situation de pauvreté, dans la commune maya tseltale de San Juan Cancuc, au Chiapas (Mexique), le départ fait partie du quotidien. Une grande partie de la jeunesse de cette population indigène part sur les routes du pays. Pourtant, si cet acte de survie économique est accepté pour les hommes, les réactions des Cancuqueros face à la migration des jeunes filles sont plus mitigées. En effet, leur départ, en particulier vers Mexico, fait l’objet de lourdes suspicions. Comme en témoignent des expressions en langue vernaculaire, les migrantes se trouveraient dans un état de perdition, à la fois physique et morale, justifiant le rejet et le mépris dont elles font l’objet. Cet article interroge les enjeux genrés de leurs voix et voies déviées.
With 99.5% of people living in poverty, in the Tzeltal Maya municipality of San Juan Cancuc, Chiapas, departure is part of everyday life. A large part of the youth of this indigenous population takes the road. Yet, if this act of economic survival is accepted for men, the reactions of the Cancuqueros to the migration of girls are more mixed. Indeed, their departure, especially to Mexico City, is the subject of heavy suspicion. As evidenced by idioms in vernacular language to designate them, migrant women would find themselves in a state of perdition, both physical and moral, justifying the rejection and contempt to which they are subjected. This article questions the gendered issues of their deviated ways and voices.
MOTS-CLEFS / KEYWORDS
TEXTE INTEGRAL
« Elle aime être ici, chez elle, elle ne couche pas avec les gens de la ville elle est avec sa famille… Elle boit du pozol 1, elle sait faire des tortillas, elle sait faire du café, la soupe de haricots, préparer la nourriture […] Elle prépare de la nourriture, elle va chercher le bois de chauffe… Elle balaie la maison… Nous tissons. »2
Voici, en peu de mots, les traits d’une femme idéale pour les habitants de San Juan Cancuc. Situé dans l’Etat fédéral mexicain du Chiapas, cette commune est un espace composé de plusieurs communautés administrées par une localité centrale, San Juan Cancuc, qui donne son nom à l’ensemble (fig.1).
La forme communale3 est un des résultats de la sédentarisation des indigènes en milieu rural4 imposée par les colons espagnols dès le XVI° siècle [1,2]. Les Cancuqueros et les Cancuqueras5 se sont depuis réappropriés cette organisation foncière. Elle est conçue désormais comme une terre originelle, nommée « k’inal » en tseltal. Toutefois, si un Cancuquero y fera de lui-même référence pour se définir, ce rapport à la ruralité apparaît consubstantiel au processus de construction et représentation de son alter indigène féminin. Les mots de mon interlocutrice Cancuquera le laissent entendre d’emblée. Vaquant à des occupations domestiques et culinaires, la femme maya tseltale6 de San Juan Cancuc par excellence aimerait « être ici, chez elle », ne pas coucher « avec les gens de la ville » et être « avec sa famille ». Pourquoi accorder une telle importance à la localisation de ses rapports sociaux et sexuels ?
Bien que, de manière générale, il soit attendu d’une femme qu’elle n’adresse pas la parole aux étrangers7, ce mutisme est d’autant plus de mise pour celles n’étant pas encore mariées : les ach’ix. À San Juan Cancuc, ces « jeunes filles » ne se font pas remarquer. Au-delà de ce qu’en masque l’exorde, la remarquable absence de celles parties vivre à Mexico les construit, littéralement, comme une catégorie à part.
De fait, quand je demandais à San Juan Cancuc si, à l’instar des jeunes hommes, certaines ach’ix partaient vivre à Mexico, on me répondait invariablement par la négative. Un terrain de six mois m’ayant au préalable démontré l’exactitude du phénomène que j’évoquais, j’ai dû apprendre à grimer l’hypothétique de la situation afin d’obtenir un semblant d’éclaircissement. La plupart des Cancuqueros et des Cancuqueras avec lesquels je me suis entretenue employaient alors le verbe transitif « ch’ay » « perdre », pour désigner les migrantes : « Ta ch’ayel ach’ix » « les jeunes filles perdues ». Perdues pour qui, perdues pour quoi ? Comment se perd-on quand on sait exactement où l’on va ? Les parcours inexistants de filles inconnues m’étant paradoxalement relaté en cette forme de condamnation, le silence à leur sujet se double d’un versant retentissant. Pour les Tseltals de San Juan Cancuc, leur migration ferait-elle mauvais genre ? Marisol de La Cadena titre que « les femmes sont plus indiennes » [3], rejoignant en cela l’approche critiques de nombre de chercheuses et de chercheurs sur le rôle de « gardiennes de la tradition » [4] qui leur est attribuée. Afin de revendiquer leurs droits, les sociétés amérindiennes s’appuient sur des législations nationales et internationales qui les enclavent au sein de « cultures » et de « coutumes » ancestrales, qui immobilisent la figure de l’indigène dans le temps et l’espace [5,6]. Dans cette mesure, cette fixité construite des Tseltals se voit bien souvent performée, jusqu’en la profondeur de leurs stratégies discursives.
Puisqu’en déviant les jeunes filles perdent leur voix, il nous paraît judicieux de nous focaliser dans cet article sur la manière dont on parle d’elles. Chacune est censée se comporter de manière à ne pas laisser ne serait-ce que penser qu’elle puisse frayer avec une urbanité exogène, tant néfaste pour elle que pour le reste de la communauté. Dans ce cadre, comment leur entourage gère-il les causes et les conséquences de leur transgression ? Nous nous attacherons ainsi à analyser les ressorts discursifs justifiant la dénégation de leur existence même.
Le nombril dans l’arbre
D’août 2019 à août 2020, un an d’observation participante entre cette commune et Mexico fut nécessaire pour recueillir des témoignages réputés impossibles8. À la fois destination et étape dans la migration, l’éloignement de 17 h de transports en commun de la capitale la rend plus difficile d’accès pour les Cancuqueros que les villes proches et mieux connues de l’État fédéral. Avant de migrer avec les jeunes filles, j’ai logé les quatre premiers mois dans la communauté de Chilolja’, afin d’être en mesure de parler cette variante dialectale du tseltal à un niveau conversationnel. 72,2% de la population de San Juan Cancuc, dont une majorité de femmes, est monolingue9. En reconnaissant la valeur de la langue maternelle dans l’expression de traits de parcours biographiques, ce travail ambitionne de s’inscrire dans un courant de l’anthropologie faisant la part belle à l’analyse linguistique comme entrée vers l’individualité du sujet [7-9]. J’ai mené 25 entretiens semi-directifs en langue tseltale dans les communautés et à Mexico dans cette optique d’intimité et de confidence. Bien que le corpus de retranscriptions, d’analyses grammaticales, et de traductions en émanant contienne le témoignage de ces migrantes âgées de 13 à 21 ans, nous nous appuierons ici principalement sur les récits de leurs parents, dans le but, tout d’abord, de mieux appréhender la manière dont est perçue la migration depuis le lieu de départ.
Par un geste symbolique, quand un enfant naît à San Juan Cancuc, son cordon ombilical est attaché à un arbre. L’on dit que « l’âme »10 de l’enfant, son ch’ulel, retrouvera ainsi toujours le chemin de sa terre de naissance. Cette raison avancée par la population reflète l’importance du rapport au territoire communautaire, le k’inal11, dans la construction de l’identité tseltale. De fait, une des explications données à ce rituel est que le ch’ulel, qui habite le corps humain, réintégrerait son lieu de naissance après la mort [10,11]. Selon Villafuerte Solis, 20% des Cancuqueros partirait sur les routes [12]. Face aux préoccupations engendrées par l’intensité du phénomène migratoire, les Cancuqueros cherchent à éviter l’errance du ch’ulel des migrants. Le départ est perçu comme un risque.
En effet, dans la cosmologie maya, le corps, l’esprit, et le monde environnant se conjuguent en un fébrile équilibre [11, 13]. Faire société signifie le maintenir, en remplissant la fonction dévolue à chacun : l’a’tel. Souvent traduit par emploi ou travail, l’a’tel correspond plus exactement à la charge, au devoir incombant à l’individu de fournir des efforts pour cultiver des relations harmonieuses avec ceux qui l’entourent. Toutefois, la signification de cargo en espagnol ou « charge » en français est principalement employée pour se référer à la fonction occupée par les gouvernants communautaires, appelés « autorités ». Celles-ci se regroupent en une formation politique hiérarchisée : le comité [14]. À San Juan Cancuc, ce comité est composé exclusivement d’hommes, et seuls les hommes ont le droit de vote12. En dehors de cette fonction politique, l’a’tel d’un homme est de subvenir aux besoins du foyer en lui apportant des ressources. En ce sens, la migration de travail des hommes entre dans le cadre de l’a’tel attendu par la société tseltale cancuquera. Même s’il n’est pas souhaité, le départ d’un homme en ville pour pourvoir économiquement aux besoins de sa famille fait partie de son rôle. À l’inverse, l’a’tel d’une femme tel que décrit par les Cancuqueros s’articule autour de l’entretien du foyer : savoir cuisiner, préparer le café, s’occuper des enfants, et tisser le huilpil, le vêtement « traditionnel » de la commune.
L’éducation des enfants les prépare au rôle qu’ils auront à assumer en tant qu’adulte. Désignées ach’ix, les jeunes filles tseltales aident en ce sens leur mère à la maison : elles préparent des tortillas, cousent des huilpils, et s’occupent très tôt des plus jeunes. Elles apprennent ainsi l’a’tel qui les attend en tant que femmes accomplies, c’est-à-dire en tant que mère, me’.
De fait, le passage de l’enfance à l’âge adulte est consacré par le mariage et l’enfantement. Pour être adultes, un jeune homme kerem et une jeune fille ach’ix devront se marier pour devenir respectivement père et mère, tat et me’. Avant cela, ils sont considérés comme mineurs, ce qui signifie, pour un garçon, qu’il n’a pas le droit de voter ou d’être élu et, surtout, qu’il n’a pas de terre lui appartenant en propre. Les femmes n’héritant pas de la terre à San Juan Cancuc, leur minorité se définit principalement par une préparation à leur futur rôle d’épouse.
Au regard de l’a’tel destiné à chacun des genres, nous formulons l’hypothèse que, dans la conception qu’ont les Tseltals d’une société équilibrée, la migration à Mexico ne correspond pas au rôle attendu pour une jeune fille. Peu de Tseltals de San Juan Cancuc vivent à Mexico, et peuvent donc s’assurer de la bonne conduite de leur formation domestique. En les éloignant du contrôle local, la migration à la capitale préparerait plus à la sphère du public ces femmes Tseltales en devenir, au détriment de la sphère privée qui leur est habituellement réservée [9]. Notablement, un homme m’avait expliqué, lors de mon premier terrain, qu’ils ne laissaient pas partir les jeunes filles à Mexico, considérant que cette ville faisait d’elles des « prostituées ». Toutefois, cette considération n’explique pas à elle seule l’attitude des autorités communautaires vis-à-vis de la migration des jeunes filles. Cette forme de rejet se retrouve aussi exprimée dans les témoignages des parents des migrantes à travers l’emploi d’un mot : ch’ay.
Les filles perdues
Interrogeons-nous d’abord sur le sens de ce terme et son contexte d’usage.
« Yak' mel ko'tan yu'un. Yak, yak' mel ko'tan. Ja' me tame tal te Kristoe, tame tal ta koltay jo'one, sch'ay me yo'tan la xi. Maba lek i yil te banti sk'an baele. Maba lek yil ja', yak' mel ko'tan ts'iin. »
« Ça ça me fait mal au cœur. Oui, ça me fait mal au cœur. Ça, si le Christ vient, s’il vient m'apporter son aide, il l'abandonnera à son sort dirons-nous13. Ce n'est pas bon ce qu'elle veut pour l'avenir. Ce n'est pas bien ça, ça m'inquiète du coup. »
Carlota, la mère d’une migrante, emploie le verbe ch’ay en le conjuguant à la troisième personne, et en l’associant au nom « o’tan », le cœur. Littéralement, Carlota dit que le Christ « perdra le cœur » de sa fille, ce que nous traduisons par « il l’abandonnera à son sort ». En effet, ch’ay, employé ici à la forme transitive, prend à la fois le sens de perdre, égarer et celui de jeter, abandonner. Deux aspects majeurs de la signification de ce terme sont révélés dans ce passage : le sens propre et physique de la perte, et le sens figuré et moral de la faute. En ce qui concerne la première valeur de ch’ay ; comment comprendre cette « perte » induite par la migration ? Les jeunes filles seraient-elles égarées en ville ? Ou sont-elles perdues pour le village ? Cette dernière acception pourrait être expliquée par l’organisation des alliances selon un système de lignages à San Juan Cancuc.
Les 66 lignages encore présents à San Juan Cancuc14 sont patrilinéaires et répartis en trois clans : les Ch’ijk’, les Chejeb’, et les Ijk’a (Tab. 1). À la prohibition du mariage au sein du clan, il faut ajouter celle de certains lignages « cousins ». Les Pate’ par exemple ne peuvent se marier avec d’autres membres du clan Ijk’a, mais ne peuvent pas non plus se marier avec les Mekat du clan Ch’ijk’ ou les Mux du clan Chejeb’. Dans cette mesure, les Cancuqueros considèrent que les jeunes filles migrantes sont autant de possibilités d’alliances « perdues ». Un jeune homme, contrairement à elles, serait plus libre de partir, puisque l’héritage de la terre le contraint à garder une attache avec sa communauté d’origine. Une jeune fille n’est pour sa part liée à la terre que par l’alliance matrimoniale. Migrer à Mexico lui offre alors la possibilité de se marier en dehors du système de lignages. Le deuxième sens de « jeter », ou « abandonner » du verbe ch’ay au transitif pourrait ainsi être compris sous cet angle : en partant, les jeunes filles abandonneraient la communauté. Mais du point de vue des jeunes filles et de leurs parents, ne serait-ce pas l’inverse ? Dans quelle mesure les communautés de San Juan Cancuc abandonnent-elles ces migrantes ?
« Yak, ya jna' porque... Kach'ix bajtix ch'ay. Wokol ko'tan bajt tey. »
« Oui, elle me manque parce que… Ma fille est partie se perdre15. J’ai mal au cœur qu’elle soit là-bas. »
Alberto, associe à ch’ay l’expression de sa douleur (wokol) et d’un sentiment de manque. Ce sentiment de manque est exprimé à travers le verbe transitif « na’ ». Na’ signifie à la fois « savoir », et « manquer », laissant penser que les parents se réfèrent au fait qu’ils se remémorent leur fille.
La majorité d’entre eux n’hésitent pas à dire qu’ils pleurent en pensant à leur enfant, et souhaitent ardemment leur retour. Ainsi Carlota, mère d’une jeune migrante, commentait :
« Ya xok'on. Bi yu'un to ya xok'on me ? a maba ja' ach' uk'um, te bit'il... k'ejel ayike. Yu'un ak'ot ta ko'tan. Ayon kich'ix ku'un kijts'in k'o ta te ch'ayel ja' jach uk'ume. […] Yak'bon bayel wokol. […] Tame tal te Kristoe, mayuk k'oel ta swenta teme mayikix temen te Diose. Mayuk k'oel, mayuk k'oel, mayuk kuxinel. K'ajk' cha'pas xk'o supliar a kijts'in ta k'ajk'e. »
« […] Je pleure. Pourquoi je pleure ? Ce n'est pas nouveau ce pourquoi... Ils sont loin. C’est pourquoi je suis tourmentée. Je suis en train d'assister à la perte de mon enfant, ce n'est pas nouveau. […] Ça me fait beaucoup souffrir. […] Lorsque viendra le Christ, il ne s'intéressera pas à ceux qui ne craignent pas Dieu. Elle n'ira pas là-bas, elle n'ira pas là-bas, elle n'aura pas la vie [éternelle]. En Enfer, mon enfant se confondra en supplications. »
Le thème de la « perte » qui apparaît dans l’entretien de Carlota, ne semble toutefois pas revêtir la même signification que dans les propos d’Alberto. Carlota est une fervente adventiste, vivant dans la crainte et dans l’attente du retour de Jésus Christ sur terre. Alberto est quant à lui d’obédience presbytérienne. La variété du paysage religieux à San Juan Cancuc joue un rôle important dans la manière dont les parents réagissent face à la migration de leurs enfants, ce qui pose la question de la condamnation morale que pourrait impliquer l’utilisation du verbe ch’ay.
De fait, l’emploi qu’en font Alberto et Carlota dans les deux derniers passages dénote une forme de jugement moral. Quand Alberto dit que sa fille est partie se perdre, « kach’ix bajtix ch’ay », il donne à ch’ay la valeur d’aspect, et l’utilise sous sa forme intransitive. Or, utilisé ainsi, ch’ay peut prendre le sens de « se tromper ». Il rend aussi le patient, ici la migrante, Fabiola, la fille d’Alberto, agent : la migrante est responsable de sa « perte », elle est dans l’erreur. Bien qu’elle ne soit pas explicitement d’ordre religieux, la condamnation d’Alberto rejoint celle de Carlota. Elle emploie ch’ay à l’infinitif, c’est-à-dire en laissant ouverte la possibilité d’interprétation du verbe sous sa forme intransitive. Dans ce cadre, l’égarement des migrantes est-il compris comme une faute ? En revenant de Mexico, les jeunes filles adoptent des manières de parler, de se comporter, qui ne correspondent plus à leur a’tel, à ce qui était attendu d’elles au village [15,16]. Ce décalage est accueilli par des insultes et du mépris à leur retour à San Juan Cancuc. Leurs parents semblent le constater et en souffrir. Nonobstant, cela n’empêche pas leurs filles de partir. Pourquoi ?
Entre faim et empowerment ?
Loin de présenter un panorama exhaustif des raisons poussant les migrantes au départ en dépit des risques exposés, nous souhaiterions simplement proposer ici quelques pistes d’analyses.
Le motif de départ le plus saillant est le motif économique. San Juan Cancuc est la troisième commune la plus pauvre du Mexique. 99,5% de la population y vit en situation de pauvreté, et 77,6% en situation d’extrême pauvreté16. Cela signifie que plus des deux tiers de la population n’est pas en mesure de subvenir à ses besoins alimentaires, même en y dédiant toute sa force de travail (fig. 4). Dans les entretiens que nous avons menés avec les migrantes et leurs parents, tous évoquent la nécessité économique comme motif de départ.
« Lajem tak'in... Kijts'in Fabiolae... Lajem... Swenta tak'in... Es que lajix kuxulon tak'in kuxulon este tak'in kuxulotike. Tak'in kuxul. Ja' xkuxin tey? La bal yak'bon teebuk te tak'ine? »
« L'argent nous faisait défaut. Ma petite fille Fabiola... Il y en avait plus. À cause de l'argent... C'est que le peu d'argent qu'il me restait s'était éteint, ce peu d'argent que nous avions. Cet unique argent. Celle-là va aller vivre là-haut ? Ne pouvait-elle pas me donner un peu de l’argent ? »
Isabela, la femme d’Alberto, ne condamne pas moralement l’acte de sa fille. Bien qu’elle ne nie pas sa peine, elle souligne que la pauvreté de sa famille l’a poussée à considérer avant tout le gain financier que pouvait représenter l’initiative de Fabiola. À l’image de tous les autres parents, Isabela et sa famille se considèrent comme « pauvres ». Mais que signifie la « pauvreté » ? Est-elle nécessairement économique ? Comment interpréter la mention de cet état qui s’exprime généralement en tseltal par un emprunt à l’espagnol « pobre »? ». L’usage très répandu de ce dernier terme en lieu du mot tseltal consacré « meba’ » atteste que la pauvreté est considérée en rapport avec des valeurs dans une certaine mesure exogène à la commune.
Aussi cet argent créant une pauvreté relative à la situation économique du reste de la nation mexicaine est-il promu par de nouvelles élites communautaires. Agents éducatifs ou religieux d’origine indigène pour la plupart, ils incarnent et promeuvent une autre forme de « réussite », basée sur des topos différents de ceux de la hiérarchie communautaire.
Dans quelle mesure de nouvelles représentations de réussites sociales influent sur la décision de partir des jeunes filles, et par quel média sont-elles véhiculées ? Si la nécessité économique pousse les migrantes à partir à Mexico, la présence sur place d’un réseau familial déjà tissé les y attire. La famille installée à Mexico facilite leur accès à un logement, à un travail, et les aide à s’accoutumer au mode de vie urbain. En un sens, les proches contrôlent « l’égarement » provoqué par la migration des filles. Les pères et mères des migrantes les laissent partir plus volontiers qu’ils savent qu’elles ont déjà des parents qui permettront de faire la transition avec le nouvel environnement urbain. Néanmoins, toutes les migrantes ne bénéficient pas d’un proche étant parvenu à s’installer en ville, et à y gagner suffisamment d’argent pour y rester.
Dans cette mesure, si les récits des membres de la famille déjà partis jouent certainement un rôle, il est tout aussi indéniable que les professeurs constituent des modèles et des promoteurs d’urbanités. Indigènes généralement d’origine tseltale de la maternelle à la primaire, plus souvent métis17 au collège et au lycée, les professeurs sont des figures respectées à San Juan Cancuc. En outre, certains programmes « d’inclusion » nationaux comme PROSPERA, qui octroie une allocation aux familles dont la valeur est fonction du nombre d’enfants scolarisés18, ont encouragé les parents de San Juan Cancuc à envoyer également leur fille à l’école. Les professeurs vantent en salle de classe les avantages qu’il y a à parler espagnol. Certains incitent les jeunes filles à ne pas se marier ni à avoir d’enfant tôt, afin de pouvoir se consacrer à leurs études [17]. En enjoignant l’ensemble des élèves à embrasser le salariat pour ne plus seulement dépendre des revenus agricoles, le milieu scolaire a une fonction centrale dans les dynamiques migratoires actuelles. Les migrantes dont j’ai ethnographié les parcours sont toutes des jeunes filles qui ont suivi ces conseils, et tiennent le corps enseignant en estime. L’arrivée de missionnaires protestants a aussi un profond impact sur les valeurs morales de cette génération de jeunes filles. Depuis une trentaine d’années environ, la commune de San Juan Cancuc a connu un mouvement de conversion massif, en particulier au presbytérianisme19. Evangélistes, pentecôtistes, adventistes… côtoient les Cancuqueros restés catholiques. Aujourd’hui, force est de constater que la pensée calviniste a une certaine prégnance [18]. Les catholiques sont qualifiés de « traditionnalistes », les nouveaux courants protestants cherchant chacun à se prévaloir d’être plus « moderne » que les autres. Or, il apparaît que cette « modernité » se tisse principalement dans un rapport différent à la valeur du travail. Rappelant ce qu’écrivait Max Weber, les Cancuqueros adeptes de ces religions calvinistes doivent incarner une forme de sainteté terrestre prouvant leur prédestination [19]. Le désenchantement de leur monde passe par le rejet de ce qu’ils appellent en espagnol, non sans un certain dédain, « croyance » ou « coutumes »20. Bien que le rejet des « anciennes » pratiques « catholiques » s’exprime bien plus dans les discours que dans les faits, il justifie l’association de plus en plus fréquente entre une économie d’autosubsistance et les valeurs de l’économie libérale salariale, rapportée et performée par les migrants de retour sur leur terre natale [20].
Pourrions-nous dans cette mesure considérer ces récentes évolutions éducatives comme des vecteurs de changement dans les rapports entre les genres et les âges à San Juan Cancuc ? Entre dissidence politique et contingence économique « [q]ue reste-t-il si travailler la terre n’est plus gratifiant, et est même peu attractif comme projet de vie pour [elle]? Migrer est une option. » [21, p.78] Les ambitions professionnelles des migrantes reflètent l’émergence d’un imaginaire tissé autour d’idéaux leur étant « traditionnellement » refusé. Ainsi, Soledad, friande de film de « motivation » mettant en scène les trajectoires sociales ascendantes de jeunes femmes, veut étudier l’administration d’entreprises. Sarah envoie une partie de son salaire à sa petite sœur pour qu’elle devienne avocate. Rachel veut devenir ingénieure. Les rêves que les migrantes nourrissent à leur endroit et pour leurs proches ont un impact sur leur communauté d’origine. Et ces idéaux « non-tseltal » rencontrent une audience d’autant plus vaste qu’ils circulent via les réseaux sociaux, utilisés abondamment par la jeunesse cancuquera. À la confluence entre rapport de classe, de race, et de genre, l’acquisition d’une forme d’empowerment comme un exercice alternatif du pouvoir par ses marges ne nous paraît pas dénué d’intérêt pour appréhender les modalités selon lesquelles s’effectue le choix de migrer pour une jeune fille de San Juan Cancuc, qui ne se trouve plus en phase avec les attentes normatives [22,23].
Conclusion
Prises entre plusieurs pans de leur identité, femmes et indigènes, rurales et urbaines, les aspirations des ach’ix migrantes entrent en tension avec différents modèles locaux et extérieurs de « réussite ». Dans cette mesure, la « perte » déplorée par les aînés pourrait aussi être perçue comme un abandon de la communauté, sur fond de jugement moral. Dès lors que le stigmate de leur migration les nie, la discrétion des migrantes peut être envisagée sous l’angle d’un discrédit goffmanien [24].
Nous avons tenté de saisir leurs voix déviées par celles et ceux qui parlent d’elles. De la voie à la voix émergerait la conscience. Olivia Gall pointe ainsi le fait qu’il est difficile d’avoir accès aux données sociolinguistiques des femmes, l’arrangement de genres étant souvent un prérequis nécessaire [8]. Les modes de communications féminins seraient plus associés au silence et à l’implicite que les modes de communication masculins. Nous avons délibérément pris son parti en montrant que, même à travers des voix qui ne leur sont pas propres, le caractère subversif des voies déviantes des migrantes émerge, traversées par des problématiques de genre, de pouvoir et de discours. Aussi, dans quelle mesure la sédentarisation spécifique des jeunes filles recèle-t-il un dessein coercitif de la part des autorités ? Les migrantes seraient-elles volontairement égarées, la voie qu’elles ont choisi les menant à leur perte ?
Leur stigmatisation est en grande partie fondée sur le décalage entre les conceptions du rôle convenable pour une jeune fille et leurs parcours. Le contexte d’extrême pauvreté couplé à l’intensité du phénomène migratoire au sein de la population Cancuquera ne saurait donc, à lui seul, expliquer la singularité de leur acte. En considérant ses inévitables biais dialectiques, l’analyse des récits de vie des migrantes en langue tseltale devrait permettre d’apporter, entre autres, de nouveaux éclairages sur ces enjeux genrés des migrations maya tseltale à Mexico DF.
Remerciements
Cette recherche a fait l’objet d’une aide financière par la Fondation Martine Aublet (Paris, France).
Notes
- Maïs moulu mélangé dans de l’eau.
- « Lek ay te snae li’… ma’ k’ay kolem, mayuk k’op. Ayik sok sfamilia… ya sna’ uch’ mats’, ya sna’ lich’ waj ja’ jich, spas kapel, chik chenek, spay we’elil. […] ya spas we’el ya sle’ si’… Ya smes jnatike… Ya jalotik e. » Paroles retranscrites d’après les enregistrements de l’enquête sur questionnaire menée en langue maya tseltale auprès de 10 Cancuqueros pour connaître leur avis sur la migration des jeunes filles.
- « Commune » sera ainsi la traduction française du mot espagnol municipio
- Bien que son sens, en français, renvoie à une réalité coloniale, nous l’utiliserons comme il est souvent d’usage dans la littérature américaniste : la traduction transparente du terme « indígena » politiquement correcte pour parler de cette population au Mexique (le terme indio, « indien », équivalant à une insulte). Cette option nous paraît toutefois imparfaite à bien des égards, raison pour laquelle nous préfèrerons généralement l’emploi du mot « groupe » ou « société ».
- Gentilé désignant respectivement les habitants et habitantes du municipe de San Juan Cancuc.
- Le mot « Tseltal » désigne la langue et le peuple indigène maya la parlant.
- Moins encore s’il s’agit d’hommes kaxlan, c’est-à-dire non-Tseltals.
- Le premier terrain de 6 mois en 2017 dans le cadre du master avait été effectué autour des témoignages de membres masculins de la population.
- Taux issu du site https://en.mexico.pueblosamerica.com).
- Plus exactement un être ch’ulel est conçu sous la forme d’un oiseau qui vit dans le cœur à San Juan Cancuc.
- Le k’inal désigne un espace physique et symbolique, référant souvent à un lien à la terre communautaire. Le dictionnaire multi-dialectal du Tseltal le définit comme « terrain, espace, environnement, atmosphère, ciel, terre, univers, cosmos » (POLIAN, 2017).
- Cela n’est pas le cas dans toutes les communes tseltales, il s’agit d’une spécificité de San Juan Cancuc.
- Littéralement : « Il perdra le cœur de ma fille ».
- Calixta Guitera Holmes faisait état dans une monographie de 1944 de ce système, d’après elle, séculaire. Toutefois, son caractère caché et intégré a pu laisser penser qu’il était perdu, ce qu’infirment nos données de terrain.
- Avec le verbe intransitif aller « bajt », conjugué à la troisième personne du singulier, ch’ay prend une valeur d’aspect expliquant notre traduction sous une forme réfléchie.
- Source: CONEVAL, 2015.
- Élite “ethnique” socio-économique au Mexique, les métis seraient les descendants de colons espagnols et d’indigènes.
- Commencé en 2007, le Programa de Educación, Salud y Alimentación (Progresa) couvrait les familles pauvres vivant en milieu rural. Devenu PROSPERA en 2014, le montant de l’aide aux familles augmente en fonction du nombre d’enfants scolarisés.
- Entre 2010 et 2020, le taux de convertis aux religions évangélistes et protestantes a augmenté de 19.2% à 32.4% au Chiapas. (INEGI, Censos de Población y Vivienda, 2010-2020.
- http://cuentame.inegi.org.mx consulté le 13/12/2021)
- Rappelons le sens précis donné par Weber à la notion de « désenchantement » : « l'élimination de la magie en tant que technique de salut. » (p.81 op. cit). Dans le cas de la population de San Juan Cancuc, cette « magie » recouvre à l’évidence un champ vaste.
Références bibliographiques
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