Débat sur le sécularisme au Sultanat d’Oman

A Debate about Secularism in the Sultanate of Oman

RESUME / ABSTRACT

Sous forme d’une courte vignette ethnographique, ce texte présente un des enjeux centraux des débats intellectuels au Sultanat d’Oman à l’époque contemporaine, à savoir la question du sécularisme (‘almāniyya). Autour de la présentation d’un débat, on caractérisera l’originalité des positions de certains intellectuels religieux, qui argumentent pour l’autonomie du politique face au religieux au nom même de la religion et pour la défendre.

In the form of a short ethnographic vignette, this text presents one of the central issues of intellectual debates in the Sultanate of Oman in contemporary times, namely the question of secularism (‘almāniyya). Through the presentation of a debate, I will point out the originality of certain religious argumentations of intellectuals, who argue for the autonomy of politics from religion, precisely in the name of religion and in order to defend it.

TEXTE INTEGRAL

Mai 2016, dans la banlieue de Mascate, quartier d’Al-Mawāliḥ. Adnan s’apprête à prendre la parole devant une assemblée d’une vingtaine de personnes réunies à la terrasse d’un restaurant à machākīk1. Originaire de la Bāṭina – région côtière du nord-est du Sultanat d’Oman – Adnan est ingénieur dans la première compagnie pétrolière du pays, Petroleum Development Oman. S’il est familier des prises de parole en public, le thème de l’intervention de ce soir l’emmène bien loin des énergies fossiles. Alors que son ami finit de le présenter, il jette un dernier regard à sa liasse de notes manuscrites : « Merci à Nasser pour ces quelques mots d’introduction… Ce soir, je vais vous parler de sécularisme (‘almāniyya) ». À ce moment-là, les écrans des mobiles, bleus dans l’air vif du soir, le tintement des couverts dans les assiettes et les derniers échos des conversations se sont éteints. Les visages semblent attentifs.

Depuis 2013 et l’interdiction de leurs réunions hebdomadaires dans leur mosquée de quartier, ces jeunes Omanais se retrouvent tous les mercredis soirs dans ce restaurant tenu par des expatriés indiens et pakistanais, à la frontière d’un quartier résidentiel et en contre-bas d’une voie rapide.

Fig. 1 : Un restaurant à Machākīk dans la banlieue de Mascate, lieu de rencontres et de débats
Fig. 1 : Un restaurant à Machākīk dans la banlieue de Mascate, lieu de rencontres et de débats

En marge de la ville, ce lieu offre un cadre propice à la tenue de débats politiques et religieux difficilement tolérés par les autorités de l’État depuis les soulèvements de 2011. Si les événements du « printemps omanais » – selon l’expression émique consacrée – sont passés relativement inaperçus sur la scène internationale, ils n’en ont pas moins été décisifs dans la vie de ces jeunes hommes [1]. Âgés entre vingt et quarante ans, la plupart d’entre eux se sont rencontrés sur Facebook, à l’Université Sultan Qabous de Mascate ou encore directement sur l’esplanade de l’ancien Conseil Consultatif Omanais, renommée en 2011, « La place du peuple ». Certains sont étudiants, d’autres écrivains ou poètes, quelques-uns se définissent même comme « militants », dans un pays où l’État encourage depuis plusieurs décennies un ethos apolitique fondé sur l’acceptation partagée du développement économique, rendu possible par l’exploitation de la rente pétrolière [2]. Tous appartiennent à la génération née après l’arrivée au pouvoir du sultan Qābūs b. Sa‘īd, le 23 juillet 1970.

Avant la présentation d’Adnan, je suis introduit auprès du cheikh Kateb : l’instigateur de ces rencontres. On me le présente en plaisantant comme le « ra’ās al-‘aqlāniyyīn » – le « chef des rationalistes ». Depuis le début des années 2000 est en effet apparu au Sultanat d’Oman un groupe d’intellectuels religieux souhaitant réformer l’Ibadisme2.

Fig. 2 : La mosquée ibadite d’Al-Khūr dans le centre-ville de Mascate
Fig. 2 : La mosquée ibadite d’Al-Khūr dans le centre-ville de Mascate

À la suite d’une controverse avec le Grand Mufti d’Oman, ces intellectuels se virent affublés du surnom de « rationalistes », que beaucoup d’entre eux récusent comme une dénomination polémique tout à fait étrangère à leurs idées. Leur projet intellectuel visait à l’origine à réfléchir les enseignements de leur école (madhab) afin de renouer avec ses sources premières, autant pour la défendre contre les tendances hégémoniques du discours wahhabite dans la région que pour en opérer la critique et lutter contre les superstitions (khurāfāt) qui avaient, selon eux, percolé dans le discours religieux contemporain.

Mais depuis leurs ambitions se sont diversifiées : adeptes d’une critique historique et épistémologique radicale de la sunna – la « tradition prophétique » – ils invitent leurs coreligionnaires à un retour au Coran. À l’opposé du discours de la norme et de l’interdit, qui tend à faire de la religion un code binaire (ḥalāl / ḥarām – licite / illicite), ils proposent aux croyants de s’approprier personnellement le message éthique de l’islam à travers la méditation (tadabbur) du texte coranique. Il y a là – et les oulémas ne s’y trompent pas qui s’opposent avec véhémence à ce nouveau courant – une attaque en règle contre le monopole interprétatif des clercs religieux : la religion appartient à toutes et tous ; chaque croyant se doit de comprendre les valeurs éthiques révélées dans le texte sacré afin d’en faire des guides pour la vie et de les réaliser dans le monde. Cette problématisation éthique de la vie religieuse encourage les musulmans à devenir des individus critiques et investis au cœur de la vie de la cité. La citoyenneté (muwāṭana) est ainsi considérée par le cheikh Kateb comme un principe « stipulé par les lois divines3 ». Plus largement, le pluralisme (al-ta‘addudiyya) auquel sont vouées les sociétés humaines – comme le prévoit le Coran, rappelle le cheikh Kateb : « Si Nous avons fait de vous des peuples et des tribus, c’est en vue de votre connaissance mutuelle4 » – doit être reconnu et encouragé. Et c’est par la vertu du débat (ḥiwār) – comme l’un de ceux auxquels j’assiste ce soir – que les différentes positions intellectuelles et religieuses doivent être pensées et départagées.

Fig. 3  : Une bibliothèque de livres ibadites à Sināw, dans les régions intérieures d’Oman
Fig. 3  : Une bibliothèque de livres ibadites à Sināw, dans les régions intérieures d’Oman

De telles positions intellectuelles et religieuses – plutôt hétérodoxes – engendrent des remous importants dans le champ religieux ibadite contemporain. Si les « rationalistes » bénéficiaient d’une certaine tolérance de la part des autorités de l’État tant qu’ils s’occupaient de questions strictement religieuses, leurs interventions sur les réseaux sociaux et leurs tentatives d’organiser des débats pour discuter de thématiques politiques (État de droit, société civile, participation politique…) ne sont pas regardées avec la même bienveillance. Adnan connaît bien les risques encourus à se politiser en Oman : il a fait plusieurs mois de prison après avoir organisé des manifestations et des grèves en 2012. Mais pour lui, les « rationalistes sont l’avenir de l’islam » et il est bien décidé à prendre langue avec eux. Lui-même fut un sunnite d’obédience salafiste dans sa prime jeunesse, avant de devenir pour un temps « rationaliste » et aujourd’hui se définir – en refusant toutes les étiquettes – comme un « homme libre ».

Devant l’assemblée silencieuse et attentive, il abandonne progressivement ses notes pour se lancer dans un discours passionné où il évoque les noms de John Locke, de Voltaire, les expériences de la France et des États-Unis mais aussi le nom d’Ali Abderazziq, docteur égyptien de l’université égyptienne d’Al-Azhar et auteur d’un livre, publié en 1925, défendant l’autonomie du pouvoir politique face au religieux. Sa présentation se termine par un tour de passe-passe rhétorique susceptible de convaincre les « rationalistes ». Il inverse l’ordre attendu de l’argument du sécularisme : ce ne serait pas le politique qu’il faudrait sauver du religieux en l’en séparant mais le religieux qui se trouverait fortifié de n’être plus confondu avec les préoccupations d’un ordre politique temporel. Pour défendre la foi (īmān), il s’agirait d’éviter qu’elle ne soit systématiquement détournée aux services d’intérêts politiques – comme le fut en son temps, précise-t-il, la tradition prophétique.

L’argument a de quoi séduire : les « rationalistes » ont fait de la critique des hadiths5 leur cheval de bataille. Mais ils sont en réalité déjà convaincus par ce genre de discours dont ils se font eux-mêmes les porteurs. C’est toute l’originalité de ces nouveaux penseurs religieux qui défendent l’autonomie du champ politique et social contre les prétentions hégémoniques de la religion. Ils s’opposent en cela aux oulémas de l’establishment ibadite qui considèrent l’islam comme un ordre total, devant embrasser l’entièreté de la vie du croyant : « La religion c’est la vie » (al-dīn ḥayāt), selon l’expression qu’ils aiment citer pour résumer leur position. Contre cette conception holiste du religieux, à la prétention d’annexer la société et le politique, les « rationalistes » défendent une vision déflationniste de l’islam, qui resserre le crédo autour d’une foi éthique et spirituelle. Le collectif politique qu’ils visent n’est pas l’oumma islamique, mais l’État de droit (dawlat al-qānūn), capable de garantir l’égale participation de tous à la chose publique au sein d’une « société civile » (mujtama‘ madanī) pluraliste. Ce sont donc des penseurs religieux qui se font aujourd’hui les défenseurs d’une sécularisation de la religion, au nom même de la religion et pour en défendre l’intégrité contre les excès trop évidents de l’islam politique à travers le monde musulman.

Le débat continue quelques dizaines de minutes jusqu’à ce qu’une nouvelle tournée de machākīk, accueillie avec enthousiasme, vienne y mettre un terme. Par petits groupes, la conversation se prolonge dans une ambiance amicale et informelle. Par-dessus mon épaule, j’entends Adnan confier au cheikh Kateb qu’il a perdu la foi. Si marquer publiquement un désaccord avec un cheikh et le contredire sont des signes de l’apprentissage d’une culture du débat, discuter publiquement de son athéisme en Oman demeure jusqu’à aujourd’hui une gageure. Les réponses calmes du cheikh Kateb sur la nécessité du doute au cœur même de la foi ne peuvent manquer de surprendre jusqu’à Adnan lui-même, qui reconnaîtra avec étonnement, quelques jours plus tard : « C’est ça les rationalistes... Ils ne refusent pas de s’asseoir avec des gens qui ne partagent pas les mêmes valeurs qu’eux. Ils ne passent pas leur temps à critiquer l’autre et à l’accuser d’être un kāfir [un incroyant] ». Mais une telle ouverture prête le flanc aux critiques des religieux les plus conservateurs, qui n’ont de cesse de rappeler que les « rationalistes » sont le ventre mou de l’islam et les alliés objectifs de l’athéisme : « Les rationalistes et les athées, c’est bonnet blanc, blanc bonnet » (al-‘aqlāniyyūn wa-l-malāḥida fī khunduqin wāḥid), affirma sèchement le Grand Mufti d’Oman au moment de la controverse autour de ce nouveau mouvement en 2007.

Certains penseurs « rationalistes » répondraient aisément à cela que les religieux conservateurs sont quant à eux les alliés objectifs du pouvoir politique, en détournant les croyants de toute préoccupation temporelle et d’un souci du commun : « En insistant sur l’importance pour un musulman d’être critique, nous voulons amorcer un changement dans l’État, un changement politique. C’est ça qui effraie le gouvernement », concluait un intellectuel rationaliste très en vue à la fin de la soirée. Cette façon d’advenir au politique au nom d’un islam non politique est l’un des nouveaux avatars – plutôt paradoxal – du sécularisme en Oman. En défendant le pluralisme au sein de leur société et en encourageant une culture du débat, les « rationalistes » invitent aussi leurs compatriotes à se réapproprier leur destin politique. Mais ces ambitions connaîtront à nouveau un coup d’arrêt quelques semaines plus tard, avec l’interdiction de ces réunions hebdomadaires par les services de sécurité intérieure de l’État. Dans ce jeu de la prise de parole et de la parole reprise, le cheikh Kateb, pourtant, ne désespère pas : « On avance, pas à pas, mais on avance ».

Notes

  1. Brochettes de viande marinée et grillée sur des braseros de fortune, typiques de la street food omanaise.
  2. Considérée comme la troisième voie de l’islam avec le Chiisme et le Sunnisme, l’Ibadisme est apparu à Bassora à la fin du VIIe siècle après J-C. Elle est la confession majoritaire au Sultanat d’Oman [3].
  3. Comme il le rappelle à ses followers dans un tweet en date du 22 juillet 2016.
  4. Coran 49 :13.
  5. Les hadiths sont les « dires et les faits » du prophète qui furent transmis par ses compagnons. Ils constituent la « tradition prophétique » et la deuxième source de normativité islamique, après le Coran, pour de nombreuses écoles doctrinales de l’islam.

Remerciements

Cette enquête ethnographique a bénéficié de l’aide financière de la Fondation Martine Aublet (Paris, France).

Références

[1] Valeri M. Oman. Politics and Society in the Qaboos State. London: Hurst & Company; 2017, pp. 225-258.

[2] Owtram F. A Modern History of Oman. Formation of the State since 1920. London: I.B. Tauris; 2004, p. 179.

[3] Wilkinson JC. The Imamate Tradition of Oman. Cambridge: Cambridge University Press; 1987.

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